mardi 7 avril 2015

Deux espèces nouvelles (une vraie et une fausse), deux poids et deux mesures


Emmanuel et Thibaud arrivent au camp le visage rouge de plaisir et de soleil. Leur première journée a été fructueuse : ils ont mis la main sur un vers humivore saproxylique (en français courant : qui mange de l’humus et vit dans du bois mort) de soixante-dix centimètres et jaune pâle. Quatre adultes, une douzaine de « cocons » (appellation contrôlée et en usage chez les versdeterrologues [1]) abritant chacun trois embryons. « Une famille entière décimée » dit Thibaud presque à regret, mais pour le bien de la Science. Ce ver appartient peut-être à un nouveau genre, « c’est l’hallu totale » selon l’expression d’Emmanuel. Vous trouvez risible de s’extasier devant un lombric ? Moi aussi, au début. Mais venez ici, vos ricanements sous le bras, discuter avec nos deux compères. Alors vous entendrez des histoires fabuleuses, comme celle de ces vers de terre qui vivent dans les sols suspendus à l’intérieur de plantes épiphytes perchées sur des branches à quarante mètres du sol. Comment sont-ils arrivés là ? Ils grimpent aux arbres apparemment. Ou celle de ces vers géants, qui sortent après les grosses pluies et que l’on peut confondre le soir avec des serpents : ils sont gros comme le pouce et long de deux mètres. En Guyane ils appartiennent au genre Andiorrhinus. C’est en Australie que l’on trouve le plus grand, le Jippsland earthworm, Megascolides giganteus, qui peut mesurer jusqu’à quatre mètres. Vivre avec ces gaillards là et tous les autres vous plonge dans des univers insoupçonnés.

Thibaud Decaens et Emmamuel Lapied, spécialistes des vers de terre. ©Thierry Magniez/MNHN/PNI

Cocon (1,5 cm de large sur 1 cm de haut) abritant trois embryons de ver de terre. ©Thierry Magniez/MNHN/PNI

« Il est nouveau, j’en suis sûr » nous sert Sébastien à l’apéritif du soir. Nos trois Ichtyologues reviennent de leur prospection sur un petit affluent de l’Alama qui serpente au pied du Tchoukouchipan. Un nouveau Rivulus le premier jour ? Une pêche liminaire miraculeuse ? Régis, Sébastien et Fred sont formels. La nageoire anale sans liseré, pas de ponctuations noires et une couleur rosée le différencient à coup sur du Rivulus gaucheri. La différence s’est estompée le temps d’entrechoquer quelques canettes de bière. Le Rivulus, mis dans un petit aquarium et remis de ses émotions, a vite retrouvé ses points noirs et son liseré. Les trois spécialistes des poissons d’eau douce se rendent vite à l’évidence : la frousse du poisson l’a momentanément décoloré et a trompé le trio dépité. Nous mettrons cette bourde sur le compte de l’excitation de l’arrivée. Mais la direction s’est fendue d’un communiqué : plus d’annonces précipitées lors de l’apéritif. Les bières sont rares ici, et toujours mises sur le compte du patron.
Frédéric Mélki tire le portrait de ses poissons dans un aquarium improvisé. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

La photo du Rivulus Gaucheri, dédié à Philippe Gaucher du CNRS, photographié dans son aquarium par Frédéric. ©Frédéric Mélki/MNHN/PNI

Parmi les nouveaux arrivants, il y a Pierre-Henri Dalens. J’avais évoqué dans un précédent billet les désagréments possibles consécutifs aux transports aériens. C’est tombé sur lui : il arrive sans ses bagages pour un séjour en forêt tropicale que j’avais prédit inconfortable. Vous me direz qu’il ne faut pas être un grand devin pour prévoir ça. Je dois dire que son stoïcisme m’a surpris. Mais dès le lendemain, j’ai vite compris la raison de sa belle assurance et pourquoi « on » le laisse se pavaner en slip au milieu du carbet réfectoire. Pierre-Henri est président de la SEAG, laquelle association compte parmi ses membres Serge Fernandez. Hélas oui, les petits arrangements entre amis ont cours ici aussi et je suis consterné des courbettes - dont j’ai été le témoin oculaire - et des largesses dispensées par le patron du camp envers son supérieur en entomologie. Accès à la cuisine et à la réserve facilités, alors que nul autre n’y est autorisé ; distribution d’objets divers soudainement apparus alors que l’on manquait soi-disant de tout, et j’en passe. Répugnant. D’autant que je n’ai pas droit à ce genre d’égards, moi, le chef d’expédition. Je reconnais un léger déficit d’autorité naturelle, mais ne vous méprenez pas, celui qui possède la clé du garde-manger et le contrôle des estomacs détient le vrai pouvoir lorsque l’épicerie la plus proche se trouve à cent-cinquante kilomètres. Je vais me rapprocher des ichtyologues pour les convaincre de rapporter plus de « nouvelles » espèces et profiter enfin de la fameuse dérogation pêche, dont personne n’a tiré bénéfice jusqu’à présent. Ouvrir un stand de friture dans le village des Mitaraka devrait rallier sous ma bannière flétrie bon nombre de nos naturalistes.

Olivier Pascal

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[1] Il n’existe pas de nom officiel en français pour désigner un spécialiste des vers de terre. Marcel Bouché, un français, avait inventé le nom de « géodrilologue » mais qui ne fait pas l’unanimité dans cette petite communauté. « Versdeterrologue » convient très bien à Emmanuel et Thibaud. Et il n’y aura pas grand monde pour me contredire : pour Emmanuel, il n’y a que deux autorités mondiales en activité capables d’identifier des vers de terre venant des quatre coins du monde, un américain, Samuel James, et un hongrois, Csaba Csuzdi. En Guyane, 24 espèces de vers de terre sont connues, pour un nombre total estimé entre 1000 et 2000 selon Emmanuel.

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