dimanche 15 mars 2015

Séchoir

La deuxième percée vers la surface à travers le rideau vert est désormais creusée. Un chemin vers un inselberg est ouvert depuis deux jours et déjà plus de la moitié de nos naturalistes s’y sont rendus pour prendre un bol d’air sec, loin du jus vert des bas-fonds, de la grande éponge tropicale. Ce piton granitique, affublé du nom exotique de T-1 par on ne sait quel géographe-poète, a été rebaptisé « sommet en cloche » par Jean-Jacques de Granville en 1976, le premier botaniste à avoir herborisé cette tête rocheuse partiellement chauve. Au village des Mitaraka, ce caillou de 555 m est plus simplement désigné par le nom de « La cloche ».

Le « sommet en cloche » un des inselbergs du massif des Mitaraka ©Sylvain Hugel/MNHN/PNI

L’hydrophobie croissante a poussé Mathias et Laetitia à tracer cette échappatoire vers l’île que nous avons en vue depuis l’aire d’atterrissage-lavage-bavardage du camp. Depuis, c’est l’endroit à la mode ; et on en croise du monde sur cette sente. Une affluence qui, plus qu’ailleurs sur nos autres layons (cf. billet 4), énerve les atèles du coins, singes déjà facilement irritables à la seule vue d’un naturaliste isolé et à la face éternellement rouge de colère. Les branches pleuvent et les échanges d’insultes fusent dans les deux sens (ça soulage les deux partis en présence, même si l’on ne se comprend pas). « Descends de ton arbre si tu veux devenir un homme ! » et paf, une branche sur la caboche.

Singe araignée ou Atèle ou Kwata ©Rémy Pignoux/MNHN/PNI
Entre orchidées en fleurs et champs de broméliacées, vasques aux eaux claires creusant la dalle rocheuse, nos naturalistes s’ébrouent et contemplent enfin, ébahis, les différents pitons granitiques qui ponctuent le paysage alentours. Maurice a retrouvé le sourire et Fred quantité de grillons connus dans les savanes de la côte ; les autres « font » des bêtes nouvelles, celles qui vivent uniquement dans ces jardins perchés et qui ne supportent pas l’humidité du sous-bois. Des bestioles aux mœurs humaines en quelque sorte. Une tortue (Chelonoidis carbonaria) d’une dizaine de kilos vient allonger la liste des herpétologues. Julien y a enfin trouvé une « bonne » bête, un longicorne que ce spécialiste ne connaît pas (et il en connaît un rayon). Mohamed, spécialiste de lépidoptères en plus de sa qualité de médecin, est ravi et y passera le reste des journées où il n’est pas de garde (nos deux médecins pratiquant une veille au camp chacun leur tour).

Maurice Leponce, spécialiste des fourmis et Xavier Desmier, le photographe de l’expédition sur le « sommet en cloche » ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

Vue du Tchoukouchipan depuis le sommet en cloche ©Olivier Pascal/MNHN/PNI


Yann Chavance, notre reporter embarqué, sur le sommet en cloche ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

Ceux qui n’ont rien à y faire, à part admirer le paysage, mettent les bouchées doubles pour terminer leur programme d’écologie, synonyme de relevés harassants et d’objectifs chiffrés à tenir, et prendre une journée de congé pour s’y rendre. La « cloche » sonnera bientôt la fin du cours de gym pour Boucles d’or et ses oursons.

Une forêt de transition, plus basse et au cortège d’arbres différent, s’interpose à mi-pente entre la forêt où nous nageons et la végétation basse et rase du sommet. Dans cette portion buissonnante, les captures de Sylvain repartent à la hausse, alors que le nombre d’espèces de sauterelles commençait à plafonner lors de ses chasses nocturnes.

Nicolas y cherche (toujours) son Bothrops teniatus (cf. billet "ON Y EST"). Il a fait quatre aller-retour de nuit pour le dénicher, et cassé ses lunettes au dernier. Myope et démunit de l’appareil de détection sophistiqué de ses animaux préférés, il ne « voit » pas dans l’infrarouge et a eu du mal à rejoindre le camp et sa chaleur humaine. Là, il explique à qui veut l’entendre que le Bothrops lachesis est le seul serpent au monde qui ne chasse qu’à l’aide de ses fossettes thermosensibles. Deux trous entre les yeux capables de détecter la chaleur et mesurer la température au millième de degré près à quelques centimètres. Ces deux orifices, lorsqu’ils sont alignés en stéréo sur une cible à la bonne température (celle d’un rongeur) provoquent automatiquement une attaque foudroyante et permettent même de viser les organes les plus chauds (les mieux irrigués) : le cerveau et le cœur. Radical. Ce serpent, à la différence de ses congénères, n’utilise apparemment pas ou peu les autres dispositifs à sa disposition pour « accrocher » sa cible ; la vue, bien sûr, mais surtout l’odorat qui permet à d’autres serpents de confirmer que la proie convoitée est bien un mulot et pas un bipède d’1m 90 comme Nicolas (ces deux mammifères ayant peu ou prou la même température corporelle). Cela dit, ce n’est pas l’odeur qui nous sauvera des autres Bothrops qui se servent correctement de tout l’arsenal à leur disposition : la plupart d’entre nous sent franchement le rat mouillé. La direction recommande à ceux-là d’utiliser plus fréquemment les brosses et bassines mises à disposition ou d’aller plus souvent faire sécher leurs frusques sur le sommet en cloche.

Olivier Pascal

vendredi 13 mars 2015

Petit précis d’organisation – Partie 2, les transports

DZ ou ZPH. Deux acronymes (deux ou trois lettres selon le langage utilisé) qui veulent dire beaucoup pour nous et qui signifient in extenso la même chose : Drop Zone ou Zone de Poser Hélicoptère. Ce dernier terme, utilisé par les Forces Armées de Guyane (et ailleurs en France, j’imagine) est ici adopté, sans enthousiasme excessif. Après tout, c’est grâce à eux si la trouée qui nous relie au monde
extérieur existe. Petit retour en arrière. Le 14 janvier, sept militaires du 9e Régiment d’Infanterie de Marine, accompagnés par Serge (futur patron de l’auberge encore à construire à cette date) et Olivier Morillas, un agent de la Délégation de Maripasoula du Parc Amazonien de Guyane, sont déposés par hélicoptère sur une savane-roche (futur lieu de villégiature, cf. billet "Volet terrestre ou volet marin?"), seul endroit libre de végétation à quelques heures de coups de machette du lieu choisi (sur carte) pour l’implantation du camp.

Premières arrivées sur la ZPH du camp le 23 février 2015 ©Xavier Desmier/MNHN/PNI
Quelques jours de fouilles dans le secteur (trouver la combinaison : endroit plat + eau accessible + zone d’approche pour l’hélicoptère n’a pas été simple) et quelques moments d’angoisse plus tard (les tronçonneuses sont toutes tombées en panne les unes après les autres), une trouée d’un millier de mètres carrés permet au jour dit (et prévu de longue date) la première rotation d’hélicoptère. Récupération de nos hardis soldats et dépose de l’équipe chargée d’ouvrir et de baliser 25 kilomètres de chemins (layons) pour faciliter le travail des naturalistes et accessoirement, éviter qu’ils se perdent.

Carte : En bleu, partant en étoile autour du camp de base, les layons de travail – A,B,C,D - sur lesquelles les parcelles d’études sont disposées. En rouge, le chemin tracé vers le Mitaraka Sud, où une équipe de botanistes se rendra au cours de la deuxième partie de l’opération, du 11 au 27 mars. Ronds verts : zones de poser hélicoptère. Croix vertes : campements.
Ce vol inaugural de la liaison « Maripasoula – camp de base » sera suivi de nombreux autres. Vingt-six au total, si tout va bien, et si les longues heures passées à discuter et calculer les « charges offertes » nécessaires à mettre en regard du poids estimé à trimballer n’ont pas été vaines. Ces palabres tenaient compte d’une longue série de paramètres. Il fallait tenir compte du type d’appareil utilisé, des transports en cabine ou en filet, de la législation en vigueur (transport passager versus travail aérien), des combinaisons possibles ou impossibles entre matières « dangereuses », de la météo, de l’humeur du pilote et du niveau estimé de « triche » pratiqué par les uns et les autres (cf. billet "Petit précis d’organisation – partie 1, les bagages"). Si quelqu’un souhaite ouvrir une ligne régulière sur ce tronçon, nous avons les données, l’étude est faite, reste à trouver le marché. Si l’on compte les « mises en place », l’acheminement des hélicoptères depuis Cayenne vers Maripasoula dans le jargon des pilotes, c’est soixante-dix heures cumulées d’hélicoptère que nous aurons consommées.

C’est la première fois que nous n’utilisons que la voie des airs pour atteindre un lieu d’expédition dans le programme « Planète Revisitée ». Les opérations précédentes mêlaient la voie terrestre (longs trajets en voitures aux Mozambique, longs parcours à pied en Papouasie) ou le bateau (longs moments penchés par dessus le bastingage au Vanuatu). Nous nous sommes évidemment creusés la tête pour trouver des alternatives. La pirogue permet de remonter le Maroni loin dans le Sud. Deux petits affluents pouvant mener aux Tumuc-Humac existent. Leurs embouchures sur le haut Maroni, juste à l’endroit où le fleuve bifurque vers l’Ouest en territoire surinamais, sont des voies possibles, au moins sur carte, en suivant du doigt les traits bleus qui irriguent l’intérieur du massif des Mitaraka. Ces rivières (ou criques), la Koulé Koulé et l’Alama, au bord desquelles nous nous trouvons, sont difficilement navigables pour des pirogues de fort tonnage, voire infranchissables sur de grandes portions de leurs cours. Elles sont « bouchées », encombrées de troncs couchés. Il aurait fallu les ouvrir à la tronçonneuse, et sans une mission de reconnaissance aussi longue que hasardeuse dans ses résultats, il n’était pas question de parier un kopek sur la faisabilité d’une opération fluviale, même d’appoint, pour transporter ne serait-ce qu’une partie des équipements. En discutant avec Denis Langaney de la Délégation du PAG à Maripasoula, penchés sur les cartes et dotés des maigres informations rassemblées par Olivier Morillas auprès des vieux amérindiens de Taluen sur la navigabilité de ces criques, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Seul « l’aérien » pouvait offrir quelques garanties de succès à une opération aussi lourde.

C’est aussi la première fois que l’on fait une mission « sur catalogue », sans un repérage préalable (hormis un survol en juin 2014), avec l’impression d’acheter un « tour » dans une agence de voyage rue Sainte-Anne (Paris 6e). C’est le terrain qui veut ça, et une répétition ante, soit par les airs soit en marchant pendant des semaines, n’était simplement pas possible ou aurait absorbé une grande partie du budget disponible.

Les moyens aériens mobilisés pourraient remplir les hangars d’un petit salon aéronautique (Ecureuil AS350 et Dauphin SA365, un transporteur CASA 235 de l’armée et le BN2 B-20 De la TAG pour le fret, les bimoteurs tchèques LET d’Air Guyane, sans parler des Airbus d’Air France qui permettent, en plus de transporter nos participants, de voir les films que l’on n’a pas vus – ou pas voulu voir - au cinéma). Évidemment, à chaque grande catégorie de moyen de transport ses avantages et ses défauts. Ici, la vitesse est une alliée mais la cadence imposée est l’ennemie. La rigueur des dates et des horaires à respecter imprime une rigidité préjudiciable à une logistique qui a toujours besoin de « mou », le manque de souplesse ayant comme potentielle conséquence une cascade d’ennuis. Lorsqu’il faut sauter d’un avion à l’autre et prendre un hélicoptère dans la foulée, un sac perdu entre Paris et Cayenne provoquera irrémédiablement le dénuement du propriétaire et un séjour peu confortable avec une chemise, un pantalon et une paire de baskets au pied pour passer quinze jours en forêt. Bien sûr, le liquide anti-moustique est resté dans la trousse de toilette, laquelle est dans le sac. La lampe frontale et le hamac aussi. Il faudra que le dénué soit terriblement sympathique et charmeur pour ne pas passer le pire séjour de sa vie. Une rotation d’hélicoptère à décaler pour cause de mauvais temps, sachant que ces coûteux engins ne font guère de la figuration sur le tarmac, et c’est tout le programme qui se trouve cul par dessus tête, des surcoûts auxquels il est impossible de faire face, une éventuelle annulation de l’opération, un responsable de mission submergé par la honte de l’échec, et hara-kiri comme seule sortie honorable.

Ces magnifiques appareils à la technologie sophistiquée portent donc en eux la raison du succès (encore à venir) et le germe de possibles soucis, petits ou grands. Néanmoins, tous ces engins volants – certains utilisés successivement pour des bonds de géants suivis de sauts de puce, ou associés en parallèle pour la logistique – n’auraient in fine aucune utilité si il n’y avait pas cette minuscule ouverture, cette boutonnière dans le grand tissu vert de la forêt tropicale qui permet en bout de chaîne, de concentrer en un lieu précis et pour quelques semaines 5,5 tonnes de matériel et 7 tonnes de chair humaine. Ultime point de chute qu’il a bien fallu aller ouvrir à pied et à la main.
 
La petite tâche piquetée de trois points blanc au centre de l’image, à l’aplomb de la montre de Mathias Fernandez, est la DZ du camp des Mitaraka, perdue au milieu de la grande forêt. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

Olivier Pascal

mercredi 11 mars 2015

Moisson

Pendant que les herpétologues courent dans tous les sens après les Mabuyas (bestioles agiles s’il en est), les entomologistes minent patiemment la forêt de pièges aussi divers que les habitudes des proies convoitées. « J’investis » dit Julien, les yeux mi-clos, insensible à l’agitation de Maël et à la (petite) longueur d’avance affichée au compteur « batraciens » malgré les efforts déployés.
Ces pièges à insectes, de 12 types différents, vont du plus sournois - la « vitre » suspendue, invisible, que tout bon coléoptère vrombissant se paiera au passage, terminant sa courte vie assommé dans une gouttière en plastique remplie de détergent (qui tue) et de sel (qui conserve) – en passant par le plus chirurgical - le piège lumineux sur batterie, calé sur une longueur d’onde particulière (rose, bleu et ultraviolet) pour n’attirer que certains insectes - jusqu’au plus dévastateur : la toile Cryldé™, une matière synthétique imitant une toile d’araignée pour capturer les « volants ». « C’est une chierie pour récupérer les bêtes emmêlées », mais l’avantage est la surface couverte, ces toiles pouvant être tendues sur des dizaines de mètres carrés.
400 pièges au total, pour une production in fine de 5 200 lots d’échantillons d’insectes. Chaque lot pouvant contenir des dizaines, voire des centaines de bêtes.
 
Le contenu d’un seul piège (Piège lumineux automatique) collecté après cinq jours. Mis en sachet avec de l’alcool, les insectes seront triés à Cayenne après l’opération. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

Au 2 mars, Nicolas a capturé quatorze espèces de lézards et en a vues – et identifiées - cinq autres. Des spécimens de treize espèces de serpents ont été dûment prélevés et trois autres espèces ont été vues. Trente-cinq espèces de reptiles recensées en une semaine. Nos spécialistes des amphibiens, Antoine et Maël annoncent une cinquantaine d’espèces de grenouilles sur la même période. Ils n’iront sans doute pas beaucoup plus loin, les nouveautés étant chaque jour moins nombreuses. Ajoutons à la liste un caïman et deux espèces de tortues. C’est à la fois beaucoup – selon les critères herpétologiques - et infiniment peu, comparé aux milliers d’espèces d’insectes connues et inconnues qui seront « produites » par cette expédition.

Dans la partie réservée aux herpétologues et aux arachnologues, les spécimens sont préparés (prélèvements de tissus et d’organes pour les analyses génétiques) et photographiés. De gauche à droite : Jérôme Murienne, généticien, Maël Dewynter spécialiste des batraciens, Nicolas Vidal, spécialiste des serpents et Vincent Vedel, spécialiste des araignées ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

On comprendra alors mieux que l’entomologie est la discipline reine de nos opérations dont la vocation première est la description du vivant. Une forêt tropicale, c’est des plantes et des insectes et pas beaucoup d’autres choses.
Évidemment, un serpent fait mieux dans un tableau de chasse qu’une blatte. Même ici, les naturalistes qui connaissent parfaitement l’importance relative des différents groupes d’organismes et, au-delà de leur aspect et de leur taille, leur importance collective dans le fonctionnement de la forêt, ne résistent pas à l’attraction de la « grosse bête ». Le moindre serpent est mitraillé au téléobjectif, peu d’appareils photos sortent de leur sac pour tirer le portrait d’un bupreste.
La patience de Julien paiera. C’est évidemment chez les insectes que les nouvelles espèces sont attendues, par dizaines, par centaines, alors qu’Antoine aura du mal à nous en dégotter une chez les grenouilles. Les entomologistes remporteront la palme du chiffre haut la main. Le penchant pour les grands nombres fera le reste, attirant irrésistiblement les tabloïds, même si la réalité cachée derrière les zéros alignés sera encore trop souvent gommée : « Des milliers d’espèces nouvelles pour la Science ! » gros titre, mais incomplet. Nous ne verrons jamais imprimé « d’insectes » ou « de mollusques » entre « espèces » et « nouvelles ». Ce n’est pas grave. Nous sommes tenaces. Nous continuerons à rabâcher, imperturbables, que la plupart des espèces vivantes sont petites et rarement photogéniques. La Nature est ainsi faite. Nous revisitons la Planète avec une loupe binoculaire.

Olivier Pascal

lundi 9 mars 2015

L’auberge des Mitaraka

J’ai eu l’occasion de vanter les mérites d’une bonne alimentation pour le naturaliste de terrain. C’était à l’occasion de la dernière expédition « Planète Revisitée » en Papouasie, qui fut et restera (j’espère) ce que l’on a fait de pire en matière culinaire. Une sorte d’exception qui confirme la règle. Le standard ici est tellement supérieur à celui de Nouvelle Guinée que j’y consacre un court billet.

La Guyane offre une démonstration éclatante des possibilités et mérites d’un camping de qualité. D’abord parce qu’il est possible d’y acheter autre chose que du « corned beef », ensuite parce que grâce à l’hélicoptère utilisé pour transporter les vivres, il n’est pas plus compliqué d’approvisionner l’auberge des Mitaraka que de remplir le congélateur de son domicile. C’est juste un peu plus cher.

Deux tonnes de nourriture acheminées les 9 et 10 février pour alimenter la troupe. Essentiellement des denrées non périssables, expression qui masque la réalité crue de la conserverie, mais pas que ça. Les quelques produits frais, au moins pour quelques jours, et secs entassés donnent une allure de rassurante abondance aux rayonnages du garde-manger. Des kilos de porc salé, qui (nous l’espérons tous) ne souffriront pas trop de la chaleur et de l’humidité, seule viande autorisée sous ce climat, quelques poulets boucanés, et le « jambon de Noël » (rapidement consommé : Réjane, qui nous approvisionne en produits frais quand l’occasion se présente, a insisté sur le fait qu’il datait bien de « Noël ») fourniront les protéines animales. Et c’est heureux, même si nous avons une « dérogation pêche », généreusement délivrée par le Parc National. « Un repas de poisson par semaine » est-il précisé dans l’Arrêté autorisant l’opération. Pas de risque de dépasser cette limite : les Aïmaras sont rares, et Olivier, malgré son expérience des trappes et des trous d’eau où la bête se repose d’habitude, n’en a pas encore attrapé un.

Les rayonnages du garde-manger de l’auberge des Mitaraka. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

L’intendance du camp est dévolue aux Fernandez, père (Serge) et fils (Mathias) ainsi qu’à Laetitia (Proux) et Olivier (Dummett). Après l’avoir bâti, nos quatre touche-à-tout s’emploient désormais à satisfaire la clientèle. Pour qu’ils ne soient pas submergés par les tâches de cuisine, chacun se sert le matin pour ce qu’il emmène sur le terrain. Une vaste étagère, régulièrement réapprovisionnée, offre aux hôtes le choix operculé de leurs déjeuners sur l’herbe. Serge constate avec amertume qu’il n’arrive pas à « passer » son pâté de campagne (boite verte). Il change de place les boîtes ignorées pour que leurs positions sur l’étagère soient plus attractives, ou plus évidentes à attraper. Pas question pour lui que le deuxième groupe à venir ait moins de choix. Même regret sur l’absence d’amateurs de « Quaker » ou de « Muesli » au petit déjeuner. Je lui avais bien dit que personne n’en mangerait.
Les repas collectifs du soir sont l’occasion de rassembler nos naturalistes autour de dîners exotiques dans un tel contexte. La surprise et l’étonnement se lisent sur leur visage à chaque fois. La choucroute (en boîte) accompagnée de patate douce ou « la touche verte » (selon l’expression d’Olivier) restée non identifiée sur la salade de maïs (en boîte), alimentent autant les corps que les conversations.

Repas du soir à l’auberge des Mitaraka ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

Serge, le torchon sur l’épaule, observe les réactions de la trentaine de « clients » attablés, et fait rapidement le bilan entre ce qui est apprécié de ce qui l’est moins, sur la quantité, suffisante ou non. Le souci de bien faire, qui anime nos quatre cuisiniers improvisés (ce n’est le métier d’aucun), est parfois la cause de petites chamailleries entre le père et le fils, le second reprochant au premier sa mesquinerie sur le choix des marques et sur la qualité de certaines conserves. Serge peste parfois contre les desserts trop compliqués concoctés par Olivier.

Régulièrement, le niveau de la jauge des vivres est relevé. Il faut nourrir encore beaucoup de monde dans les prochaines semaines, l’équivalent d’un millier de repas environ. Au dernier sondage, tout va bien. Les longues heures passées à estimer les quantités, les journées à pousser des chariots dans les supérettes de Cayenne s’avèrent payantes. Les naturalistes mangeront à leur faim. Tout ça n’est bien sûr pas dénué d’arrières pensées. Aucune excuse pour faire autre chose qu’arpenter le sous-bois, aucun moyen de prétexter un ventre mal rempli pour lambiner sur les parcelles d’étude. La Science avance plus vite au son des casseroles.

Olivier pascal

vendredi 6 mars 2015

Trafic d’animaux

Les tubes, sachets plastiques passent de main en main. Le carbet-restaurant est la plaque tournante de ce trafic. Je suis ému aux larmes du bel esprit qui règne dans la communauté. Chacun rapporte à l’autre l’animal de sa spécialité. Les orthoptèristes ne sont pas les derniers à jouer collectif et fournir régulièrement, après leurs virées nocturnes, serpents, lézards et tout ce qui peut intéresser les autres zoologistes. Ce matin, Sylvain glisse un sac devant le bol de café de Nicolas. Un Imantodes cenchoa, serpent arboricole, change ainsi de main, venant gonfler la liste des captures de reptiles. Pour Nicolas, c’est la multiplication des pains. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il ne fait plus qu’attendre ses fournisseurs au bar du coin, mais il avoue sans honte que la moitié des spécimens engrangés jusqu’alors (16 espèces) lui ont été apportées par ces fourgues bénévoles. Jusqu’aux botanistes, qui discutent entomologie ! Fouiller les broméliacées et les orchidées pour dénicher des chenilles de papillon fait désormais partie de leur feuille de route quotidienne.
Les échanges les plus fréquents se font cependant à l’intérieur même du cercle des entomologistes. Cercle large il est vrai (un tiers des participants), pour une foultitude de candidats (les bêtes) à cette bourse improvisée en pleine nature. Eddy Poirier, inlassable chasseur d’insectes qui n’a pas de famille privilégiée (il se considère comme un généraliste) fournit généreusement toute la petite société entomologique des Mitaraka. Personne ne sait encore quand Eddy dort.

Mante-feuille vue de dos © Sylvain Hugel/MNHN/PNI

Mante-feuille vue de face © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Evidemment, de temps à autre, un entomologiste qui s’improvise herpétologue peut subir un revers. Le Chatogecko amazonicum proposé par Fred à Maël ne reçoit en retour qu’un merci poli. La bête, considérée comme une banalité, ira aussi sec rejoindre ses congénères dans la forêt, au grand damne de celui qui aura couru après dans la nuit noire. Il va falloir aussi refréner certaines ardeurs. Vincent accumule les Phoneutria, qui lui arrivent de plusieurs filières. « C’est méchant ? » lui demande Jean-Hervé en lui tendant un spécimen de l’araignée la plus dangereuse du monde.
Les informations sur les « bon coins » circulent. Les observations naturalistes (les fameuses « obs ») hors disciplines représentées (en gros, les mammifères et les oiseaux) aussi. Une bande de Saki Satan a été vue sur le layon D, une autre de Capucins à tête blanche sur la pente du layon A. Un tapir surprit dans le bas fond du C. Quelques uns ont subit des jets de branches de singes atèle furieux d’être dérangés. On note avec soin l’endroit à éviter. Le quartier devient bien connu, au point de pouvoir refiler des tuyaux de grandes précisions pour aller voir un Microbate à collier qui niche toujours sous la même feuille de palmier ou des couples d’Aras qui vous frôlent à heure régulière sur la savane-roche.
Microbate à collier et sa feuille de palmier (toujours la même) ©Sylvain Hugel/MNHN/PNI
On nous demande souvent pourquoi nous organisons des opérations avec autant de monde, l’une des marques du programme « Planète Revisitée ». Parce que ces opérations produisent plus que l’addition de petites, à nombre de scientifiques équivalent. Parce que le collectif n’est pas qu’un esprit, qu’il provoque l’échange et le partage. C’est particulièrement vrai dans cette opération, où tout le monde donne tout à tout le monde. Biblique.
 Olivier Pascal

Petit précis d’organisation – partie 1, les bagages

Les demandes affluent. Installer un piège lumineux (et ses servants) sur une savane-roche pour une dizaine de jours, c’est comme mettre en batterie une pièce d’artillerie. Et l’intendance doit suivre : groupe électrogène, essence, eau et nourriture. Plus d’une centaine de kilos à trimballer et l’annonce prématurée de nos visiteurs du 8 mars et la venue d’un hélicoptère supplémentaire n’est pas restée longtemps sans suggestions pour remplir soutes et cabine. Une aubaine pour s’éviter des portages épuisants.
Le réapprovisionnement en vivre se calcule. L’évacuation des échantillons se calcule. Tout se calcule dans une mission où le moindre kilo transporté l’est au tarif du courrier express. 60 personnes sur le terrain, c’est une 1,2 tonne d’affaires personnelles. Et je ne compte pas celles des étapes de préparation, de l’équipe de l’ONF et du PAG pour l’ouverture des layons, du groupe de militaires, envoyé pour ouvrir notre zone d’atterrissage, aux paquetages incontrôlables : allez demander à un militaire de porter moins de 120 kg sur son dos.
Il en a fallut des pressions et des menaces sur les participants pour limiter leur poids de bagages. D’autant que tout bon chercheur moderne se doit d’être bardé d’appareillage électronique, ou croit devoir l’être. Tout le monde triche. Les scientifiques qui grattent quelques excédents, les transporteurs qui savent que les scientifiques trichent, et les organisateurs qui savent que les premiers ne respectent pas les consignes et que les deuxièmes offrent des charges inférieures à ce qu’ils peuvent réellement transporter. Tout est une question de mesure et d’estimation du degré de tricheries des uns et d’autres pour ajuster, en trichant en retour.
Maurice est malheureux. Maladivement technophile (il ne peut s’empêcher d’emporter avec lui tout ce qui peux exister en matière d’appareils et le tout en triple exemplaires) mais foncièrement honnête, il est l’un des rares à avoir scrupuleusement respecté le poids prescrit ; ce nombre que l’on a rendu infranchissable, en caractère gras dans des messages alarmistes, répétés sans cesse pour que rien n’existe au delà de 20. Pas même 21, ni 22, rien. Une limite absolue, imprimée dans les têtes comme un grand panneau routier, clignotant en permanence. Maurice sait que ses collègues ont triché.
Maurice leponce, dans une tenue anti-phlébotomes improvisée (voir billet 1) © Frédéric Petitclerc /MNHN/PNI
C’est l’un des rares non-français de cette expédition, avec deux autres belges et un allemand. Marc, un autre batave, et notre unique spécimen d’Outre Rhin, Jürgen, sont aussi dans les clous en matière pondérale. « L’enfer, c’est les autres », en l’occurrence nous, les français. Il faut de temps en temps sanctuariser certains clichés : oui, le gaulois est rebelle. Nous pouvons l’affirmer avec l’assurance d’une longue expérience dans la gestion de grosse population de scientifiques de toutes nationalités depuis 25 ans. Un sacré échantillonnage qui alimentera bientôt une ethnographie du scientifique de terrain.
Jamais par le passé nous n’avons eu autant de français dans une expédition. Le pourcentage élevé (la quasi totalité) de tricolores, mis en regard d’autres opérations largement panachées, a montré combien le français se fait un malin plaisir à faire le contraire de ce qu’on lui dit. Heureusement que les profils psychologiques se dessinent très tôt, dès les premiers échanges d’emails avec les candidats, dans les questions - réponses, et surtout dans les odieux retards et l’absence de réponses. La catégorie des « angoissés » contient, cette fois, peu de monde. Celle des « rebelles » est florissante. Avertis, nous avons ainsi put surenchérir dans la menace, réduire artificiellement le poids de leurs sacrées besaces, certes sournoisement, mais à temps. Et pour le bien de tous, bon poids, bon œil nous arrivons au tonnage calculé.
Le champion toute catégorie des rebelles est Christopher (véronique) Baraloto. C’est un fait étrange, vu qu’il est franco-américain. Les gènes de la rébellion sont-ils dominants ? La rébellion est-elle une maladie contagieuse ? (Christopher vit en Guyane depuis longtemps). Je vais de ce pas en parler au docteur Benmesbah (je préfère éviter d’en discuter avec le docteur Pignoux qui a eu maille à partir avec Christopher et qui l’a dans le pif depuis que Champion a « oublier » – à plusieurs reprises - d’envoyer ses documents médicaux). Je vais mettre aussi Maurice sous surveillance rapprochée, des fois qu’il nous fasse une petite rebellitte et qu’il ramène dans ces bagages des objets incongrus, dérobés ici et là. Le problème des bagages se pose évidemment à l’aller comme au retour.
Olivier Pascal

jeudi 5 mars 2015

Volet terrestre ou volet marin ?

La forêt est désormais parsemée de pièges à insectes, qui donnent un air de déchetterie à la forêt alentours. Si les SLAMs (des pièges à insectes qui ressemblent à des tentes igloo sans leur double toit) suggèrent une vaste aire de camping, les 280 assiettes en plastiques de Marc Pollet, notre diptériste belge, transforment les bas-fond environnant en décharge à ciel ouvert, surtout quand elles se mettent à flotter bien loin de leur lieu de dépose : les rivières gonflent régulièrement aux rythmes des averses. Les pluies sont bien là, et le fameux « petit été de mars », creux des pluies en cette saison humide, est attendu avec impatience. Les chemins sont des patinoires, les ponts de fortunes installés sur l’Alama sont plus souvent sous l’eau qu’au dessus et conserver ses pieds au sec est un objectif partagés par tous mais inaccessible pour l’instant. Le paysage n’est que bosses et creux, et les passages obligés dans les pinotières marécageuses et les criques avec de l’eau jusqu’à la poitrine font des dégâts aux vêtements et au moral.

Daniel Sabatier, au retour de la baignade. Était-ce bien nécessaire ? ©Xavier Desmier/MNHN/PNI
Sortir du bourbier tourne déjà à l’obsession chez quelques uns. Les inselbergs, ces pitons rocheux qui  ponctuent le massif des Mitaraka, sont largement virtuels pour le moment ; invisibles la plupart du temps aux naturalistes piégés dans la gangue verte et mouillée de leur piémont. Les équipes reviennent parfois avec des indications qui sont partagées comme des gourmandises : «  On peut apercevoir le Tchoukouchipan depuis le plateau situé à deux Km sur le layon D !». Sortir la tête de l’eau, pouvoir beugler « Terre en vue ! » comme un marin après une longue traversée, voilà le sentiment unificateur. Mathias, le fils de notre Camp boss, membre de l’équipe de camp avec Olivier et Laetitia, compte bien lors ses journées « de repos » ouvrir des passages vers ces sommets de granit, sur les pentes rocheuses ou l’on ne s’enfonce pas ; vers l’air libre.

Le « sommet en cloche », l’un des inselbergs du massif du Mitaraka et le Tchoukouchipan en arrière plan © Mathias Fernandez/MNHN/PNI

Le sommet en cloche dans la brume © Sylvain Hugel/MNHN/PNI

Une pinotière, dans les bas-fonds et en bordure de crique, là où se concentre le palmier Euterpe oleracea © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Une première bretelle partant du maillage rigide et sérieux des quatre layons « de travail » disposés en étoile autour du camp de base permet désormais de sortir de la nasse. Il débouche sur une « savane-roche », une grande plaque de granit sur laquelle ne pousse qu’une végétation rase. C’est la destination à la mode. Et productive : le premier individu mâle d’Argyrogrammana talboti jamais capturé en Guyane est tombé dans le filet de Serge. La description de ce papillon diurne de la famille des Riodinidae date de 1998. C’est  un spécimen unique (une femelle) capturé en 1929 qui a permis de rédiger l’acte de naissance scientifique de cette espèce. Le mâle était resté inconnu jusqu’en 1999 et sa capture au Brésil. Serge, pour sa première journée de relâche en tant que « Camp boss » et sa première chasse dans les Mitaraka, est sur un nuage. Ce spécialiste des Riodinidae, au parcours coloré, décorateur pour le cinéma (d’où le soin particulier qu’il a mit dans la construction du camp), me dit n’avoir même pas rêver de capturer un jour ce papillon en Guyane. Il vient de faire la plus belle prise de sa vie (en dehors de sa femme) avec cet unique spécimen mâle guyanais.

Une autre dérivation aux chemins « officiels » permet l’accès à la « borne 1 », l’inselberg portant le nom peu exotique du numéro d’une des bornes géographique marquant la frontière avec le Brésil. Le tarif est plus élevé pour cette échappée : six heures de marche aller-retour au minimum pour les plus vaillants. Mais ce prix à payer pour émerger du liquide vert ne devrait, dans quelques jours, plus rebuter les aquaphobes et tout ceux qui moisissent sur pied (à peu de chose près, tout le monde).

Pour le reste, la vie s’organise. Avec la routine, réapparait l’humanité de chacun dans les comportements au quotidien. Il faudrait des semaines de marches pour atteindre la première habitation quelque soit la route choisie en direction des quatre points cardinaux. Mais cette réalité de l’isolement n’empêche pas les uns et les autres de recouvrer leurs bonnes - et moins bonnes - habitudes. Une description figurative des petits travers humains n’aurait pas beaucoup d’intérêt si ce n’est pour souligner l’étrangeté de leur réapparition dans un tel contexte. Les repas du soir, collectif, sont l’occasion pour Serge de « mettre un soufflon » (selon son expression) aux délinquants. La liste des reproches domestiques s’allonge, au fur et à mesure que la petite communauté humaine des Mitaraka oublie qu’elle est coupée du reste du monde. Comment, en effet, peut-on conpisser la lunette des WC sans se préoccuper des 32 autres personnes qui l’utilisent à bon escient, si ce n’est par un violent retour des vils anti-gestes du quotidien, révélateurs du sentiment de sécurité qui s’installent dans une opération abominablement dangereuse (sans parler de la bizarrerie d’aller uriner aux toilettes dans une nature aussi propice à la miction en liberté) ? L’aventure n’est qu’une idée, bien vite banalisée par ceux-là même qui la vivent. Que vais je bien pouvoir vous raconter la prochaine fois pour vous effrayer ?

Olivier Pascal

lundi 2 mars 2015

ON Y EST

« On y est », donc ! Difficile d’y croire, même trois jours après l’arrivée au fin fond de la Guyane. Il faut dire que l’on est tombé littéralement du ciel, après un vol en hélicoptère de quarante minutes depuis Maripasoula, un village du Maroni situé à une heure d’avion de Cayenne. On arrive dans les Mitaraka sans transition, et l’on passe de la phase « paperasses et tracasseries » au terrain sans palier de décompression. On a tellement scruté les cartes, évoqué l’isolement de cette région et parlé d’accès difficile pendant des mois que l’on est tout étonné de se retrouver là. Le 23 février, jour 1 de l’expédition, 29 personnes ainsi héliportées débarquaient pour troubler la quiétude de l’équipe de construction du camp (en apnée forestière depuis le 10 février) et celle de ce bout de Guyane, tranquille depuis des dizaines d’années, à l’époque où les Wayanas étaient les maîtres de ce territoire frontalier avec le Brésil et le Surinam.

Le prêche inaugural du docteur Pignoux  - « Tu ne te frotteras pas aux épines du palmier Mourou Mourou pour choper une mycose sous cutanée ; tu ne laisseras pas ton crâne découvert, terrain propice au développement d’une miase furonculoïde, etc. » - débité sous les ricanements d’un public averti, a soudain reçu une attention soutenue durant la récitation du verset 25 : « tu n’exposeras pas ton corps aux phlébotomes ». Et le silence est devenu total à l’évocation des terribles dégâts provoqués par la leishmaniose. Dégâts cliniquement décrit par le docteur comme étant des « délabrements cutanés inesthétiques ». Le parasite, un protozoaire que ces moucherons injectent (éventuellement) par leur morsure, provoque ce qu’il est qualifié « d’impact » de leishmaniose ; lequel impact, par une possible « dissémination lymphatique » peut provoquer des lésions « satellites » à partir de la lésion principale. En gros, ça laisse des sales cicatrices, avec des chairs labourées, voire, selon la localisation du fameux « impact initial », des oreilles amputées ou des nez façon « grands brûlés ». Maurice Leponce n’en dort plus la nuit, et le docteur Pignoux, qui n’y a pas forcément gagné en respectabilité, a provoqué une crainte certaine chez les plus frondeurs.

A peine débarqués, une activité frénétique s’est emparée de nos naturalistes. Ils se jettent dans la bataille comme si c’était leur première et dernière mission, et les tables des « carbets travail » sont bientôt couvertes de tubes et de boites remplis d’insectes. Des sacs en plastiques alignés et pendus aux montants sont remplis de grenouilles et de lézards, les premiers herbiers sont déjà en chauffe. Ces carbets dévolus au tri et empaquetage des spécimens (carbets regroupés mais soigneusement séparés par disciplines) ont un air de « Ver o Peso », le vieux marché de Belem, dans sa portion réservée aux vendeurs de médecines improbables concoctée avec à peu près tous ce qui vit en Amazonie.

« J’l’ai fait au drap ! » s’exclame Julien Touroult pour expliquer la capture d’un scarabée connu seulement des environs de Quito. En jargon naturaliste, on « fait » un insecte, on ne l’attrape pas. Ce langage, qui présente de légères variantes selon les disciplines, prend ici le pas sur le vocabulaire du commun. En dehors du « drap » (piège lumineux) on utilise les moyens les plus divers, jusqu’à la sarbacane (Maël Dewynter) pour assommer les lézards sur les troncs, ou le fusil (Daniel Sabatier) pour cueillir des échantillons botaniques dans le houppier des grands arbres, et accessoirement briser les siestes en hamac des rares qui savent combien le repos est un bien précieux. Le calibre 12 n’est pas mon ami.

Le village perché sur une petite colline, composé d’une douzaine de « carbets-bâches », jouxte la « Drop Zone » – une trouée aménagée par les militaires du 9e RIMa à la mi janvier pour permettre aux hélicoptères d’atterrir - rapidement transformée en « grand place » et encombrée de pièges à insectes, d’étendoirs à linge, de tabourets en rondin pour les réunions contemplatives avec le « sommet en cloche » comme fond d’écran, accompagné par le ronronnement de la pompe à eau qui alimente le camp depuis la crique Alama cent mètres en contrebas.
La communauté de trappeurs de ce Fort Alamo tropical rassemble des scientifiques professionnels et des amateurs aux métiers variés dans le « civil ». Les combinaisons sont aussi diverses qu’improbables. Un pompier-arachnologue, un neurobiologiste spécialiste des sauterelles, un archéo-zoologue fondu de coléoptères Tenebrionides, un chirurgien-ophtalmo-entomologiste, voilà quelque exemples de cette dualité, entre ce qui nourrit le corps et ce qui alimente l’âme, logé dans une même enveloppe charnelle de cette variété particulière d’Homo scientificus qui constituent désormais une part de plus en plus importante des naturalistes de terrain. Avec, comme le souligne Julien Touroult, 70 % des espèces d’insectes décrites par des amateurs en Guyane dans les cinq dernières années.

Les équipes, aux horaires variables, traquent, piègent, collectent sans relâche. Les lampes frontales portées en permanence sur le crâne, souvent par oubli, les orthoptèristes chassent de nuit ; ceux qui cherchent des araignées pratiquent un entre-deux de 15 à 23 heures. Parmi les « bandes » diurnes, celle du projet « Diadema » semble considérer les kilomètres parcourus dans la journée comme seul critère d’efficacité qui vaille et toute attitude sédentaire est assimilée à du tirage au flanc. Le leader, au front ceint de bandanas (il en possède une collection variée et colorée) évoquant les années 80 et le style « Véronique et Davina », mène, comme ces deux héroïques pionnières de l’Aérobic, sa troupe sur un rythme agité à travers les bas-fonds encombrés succédant aux pentes aussi raides que glissantes.

Photo du Synapturanus salseri © Maël Dewynter/MNHN/PNI
 Au troisième jour les spécimens s’accumulent. On ne compte déjà plus les insectes capturés, le nombre d’espèces de grenouilles atteint 45, dont Synapturanus salseri, une grenouille aussi vilaine que rare, et une espèce encore non décrite, connue jusqu’alors que du Pic Coudreau, Pristimantis sp. Les supputations vont bon train chez nos spécialistes des amphibiens sur la possibilité de battre le record d’espèces de grenouilles collectées au cours d’une mission (pour l’ensemble de la Guyane, et en y incluant même le parc national brésilien frontalier dans l’état d’Amapa, il est de 57 en 20 jours).
 
Photo du Pristimantis sp. © Maël Dewynter/MNHN/PNI
 Nicolas Vidal se frotte les mains : une de ses cibles est atteinte au bout de deux jours (et pas la moindre, la numéro 2 par ordre d’importance dans sa liste de favoris, les objectifs que chacun s’assignent plus ou moins secrètement). Mathias Fernandez lui a pointé du doigt un Lachesis muta aussitôt mis en sac. Ce crotale était considéré comme rarissime, jusqu’à la mise en eau du barrage de Petit Saut au début des années 90, laquelle inondation d’un vaste périmètre de forêt a permis de capturer 29 individus réfugiés sur les quelques îlots émergents pour éviter la noyade. Le spécimen de Nicolas est un juvénile d’environ 80 cm, et c’est le deuxième jeune « Grage à grand carreau » jamais capturé à sa connaissance en Amazonie. Le bestiau, qui atteint trois mètres cinquante à l’âge adulte, est le seul crotale ovipare. Personne ne sait pourquoi on ne trouve jamais de jeunes individus. Dean Ripa, le spécialiste de ce serpent et qui a écrit un bouquin entier sur la bête n’a jamais vu que des adultes dans la nature.

Photo du Lachesis muta © Maël Dewynter/MNHN/PNI
Sa cible numéro un est Bothrops teniatus, une autre espèce de Grage, collecté une seule fois en Guyane dans le massif des Mitaraka en 1972. Va t-il nous quitter précipitamment si il décroche ce qu’il considère comme son pompon personnel ? Les mauvaises langues disent que ça laisserait plus à manger pour les autres. Il y a peu de chance cependant. D’abord parce que le garde-manger est spectaculairement plein (l’épicerie récemment ouverte par le Camp boss n’a rien à envier à celles des Chinois de Maripasoula, alignées sur pilotis au bord du Maroni). Ensuite parce que le prochain hélicoptère est prévu pour le 8 mars. D’ici là, Nicolas aura sans doute allongé sa liste et, qui sait, débusqué des serpents qui ne s’y trouvaient pas.
Olivier Pascal