lundi 13 avril 2015

On ferme

Le village des Mitaraka ferme ses portes. Les bâches des carbets seront bientôt enlevées, comme on tire une révérence. Il ne restera du camp que des poteaux nus, futurs tas d’humus. Les trois prochains jours seront agités. Soixante-douze heures pour ranger, déloger trente personnes, démonter le camp et rapatrier les équipements. Une retraite en bon ordre, mais précipitée par le satané tempo imposé par les transports aériens.

J’aurai pu intercaler un billet intitulé « Petit précis d’organisation, partie 3 ». Mais même si je raconte souvent n’importe quoi, il ne faut pas exagérer. Il n’y a rien de « précis » dans ce retour. S’il est difficile d’estimer la quantité de déchets à ramener, il est quasiment impossible d’évaluer le poids des échantillons et spécimens, cargaison précieuse, qu’il faudra bien rapporter coûte que coûte. Alors, on procédera au juger à l’œil, et à la « va comme j’te pousse » dans la cabine de l’hélicoptère. Pour l’heure, dans cet entre-deux d’une opération déjà terminée mais pas encore finie, c’est un sentiment mitigé qui domine, une satisfaction teintée de vague-à-l‘âme. Être coupé du monde n’est pas une formule creuse par ici. Sans l’attraction des êtres chers, y retourner ne serait pas chose facile.

L’agrégat de naturalistes sera aussi démantelé. Certains se retrouveront bientôt sur d’autres terrains, mais d’autres ne se reverront que dans plusieurs années. C’est souvent ainsi dans ces parenthèses que sont les expéditions naturalistes, qui unissent dans une même quête une collection d’individus qui ne se côtoient pas forcément dans la vie. Cette collection de personnages aux caractères et parcours différents forme un mélange hétéroclite, mais nourri de la même passion. Une bande de curieux, trop souvent confondus avec des gens bizarres.

« - A quoi ça sert, ce genre d’opération ?
- Votre question est incomplète, il faut demander à quoi ça sert d’apprendre. Parce c’est ce que nous faisons : nous apprenons.
- Mais cette question ne se pose pas !
- Alors vous avez votre réponse. »

Olivier Pascal

Dernière ligne droite

Changement de lune et changement de temps. Les pluies diminuent, même si personne n’ose encore parler de « beau temps ». Comme lors de la première période, et à peu près au même moment (en gros après dix jours passés à suer sur les layons) arrive la période des migrations. Des petits groupes se forment pour passer la nuit ailleurs, généralement dans des endroits à la vue panoramique, sous les prétextes les plus divers et au grand supplice de la direction qui voit désormais d’un mauvais œil la dispersion de son troupeau. Daniel et Jean-François sont partis ce matin pour deux jours faire un relevé de la végétation dans ce qui semble être un ancien site amérindien. Une « montagne couronnée » sise à quelques encablures du Tchoukouchipan. Cette appellation désigne une butte élevée entourée d’un fossé à peu près circulaire dont la trace peu naturelle et encore visible signale le lieu d’un ancien village. Des « montagnes couronnées » ont été datées ailleurs en Guyane et certaines sont vieilles d’un millier d’années. Cette soudaine passion pour les traces des anciens amérindiens, en tous cas celles situées dans des endroits enchanteurs et le plus loin possible du camp est apparemment communicatrice. Claire, Thierry, Chantale et quelques autres, par effet d’imitation, suivent nos deux botanistes sur les traces d’un passé aussi éloigné dans le temps que dans l’espace, en tout cas suffisamment reculé pour échapper à ma surveillance accrue ces jours derniers.

Malgré une imagination fertile, les ichtyologues peuvent difficilement prétendre élargir leur prospection au sommet des inselbergs. D’autant que les cours d’eau ne sont ni rares ni poissonneux. Chaque journée à patauger ne ramène que peu d’espèces (une trentaine jusqu’ici) et le congé attribué aux plus méritants, ou à ceux qui ont la bonne idée de travailler sur d’autres sujets que les poissons (ou les escargots, voir plus bas) va leur passer au raz de l’épuisette. La pêche du jour fait (encore) débat : agilae ? geayi ? Un Rivulus « absolument » différent selon Fred. En tous cas pas un gaucheri, admet Seb du bout des lèvres. Mais difficile pour lui de se prononcer trop ouvertement après la gaffe du premier jour. C’est peut-être un poisson annuel, une espèce qui passe la saison sèche sous forme d’œuf et vit sa courte vie dans des mares en saison des pluies, alimentées par les criques qui sortent de leur lit. « Il ressemble à un Diapteron, il y en a un au Surinam » jubile Fred, toujours exubérant. Ce serait une première pour la Guyane, aucun poisson annuel n’y est signalé. Régis reste muet, pas question de prendre parti et d’être moqué par l’ensemble de la communauté locale, toujours prompte à sortir le goudron et les plumes pour des erreurs grossières de détermination in situ. Le naturaliste peut aussi être vachard, même si le troc de spécimens entre spécialités est toujours aussi soutenu. C’est d’ailleurs un poisson trouvé dans une trace de botte et rapporté par Quentin qui a mis le trio sur la trace du « peut-être » (Seb) « sans doute » (Fred) nouveau Rivulus.

Rivulus sp. ©Frédéric Mélki/MNHN/PNI

Dans ces échanges, on note quand même un tropisme en direction des éléments féminins de l’équipe. Personne ne peut croire sérieusement au double postulat d’un amour immodéré et universel pour les champignons et d’une détestation absolue et générale pour les escargots. Benoit et Gargo n’ont reçu qu’une coquille vide depuis le début du séjour, alors que les offrandes à Mélanie et Heidy s’accumulent. Tous les mâles se pressent, un champignon à la main vers la table de travail de nos deux mycologues. Ils arrivent couverts de boue, tenant leur cadeau par le pied, ayant pris tous les risques et de nombreuses gamelles, pour garder intact et à bout de bras le symbole peu équivoque de leur hommage. S’ensuit une accumulation spectaculaire sur la table de travail des courtisées, résultat de l’incessant ballet des courtisans autour de ladite table, le tout dans une totale indifférence au laborieux tamisage de la litière effectué par Benoit et Gargo à quelques mètres de là, se crevant les yeux pour sortir de la poussière d’humus un escargot millimétrique. Forcément, le score est sans appel : deux cents espèces pour les champignons contre une petite dizaine pour les mollusques terrestres.

Gunther, après avoir récupéré de sa « virose » et fini de cracher dans tous les coins n’a eu que le temps d’attraper quelques libellules avant d’être mobilisé (comme tout le monde) dans la recherche de MF, et pour se faire piquer deux jours plus tard par un scorpion. Avec un pareil poissard, les odonates peuvent être tranquilles. Les petits maux, quasiment absents en première période, semblent s’acharner sur ce groupe. Manu s’est cassé un orteil, quelques intestins souffrent, les mycoses handicapent les tenants de la botte en caoutchouc (versus ceux des chaussures qui ne sèchent jamais), témoignage supplémentaire du culte voué au mycélium et à la moisissure chez les pro-fongiques du camp de Mitaraka. Allez, courage, plus que cinq jours et vous pourrez faire sécher tout ça sur le tarmac de Maripasoula.

Olivier Pascal

« Il était deux fois »

Un problème est survenu. Marie Fleury s’est perdue. Dans la longue liste des accidents possibles en forêt, loin devant la chute d’une branche et la morsure de serpent, se perdre est le plus probable. Malgré les dispositifs (noter sa destination, les chemins balisés), les injonctions (ne pas partir seul), les outils divers (GPS et autres) c’est toujours un risque majeur.

« Il était deux fois » est le titre du premier chapitre d’un livre de Philippe Forest, « Le chat de Schrödinger ». Il me vient à l’esprit en débarrassant le terrain d’atterrissage de tous les objets superflus pour lui rendre son rôle premier et permettre à l’hélicoptère de se poser. C’est le deuxième vol qui vient chercher quelqu’un en-dehors de la belle et rassurante rigidité du calendrier prévu.

La référence au bouquin de Forest est possible au-delà de ce titre. Une référence plus proche de son contenu que la simple répétition évoquée ci-dessus. Nous venons de vivre une sorte d’expérience de mécanique quantique ; pas tant en référence à ses lois, ni au fait que nous nous sommes sentis « infiniment petits », mais en raison des sensations que peut procurer l’inconcevable. Le matin, nous nous trouvions face à une réalité contradictoire : Marie est là et elle n’est pas là, suivant ainsi le « principe de superposition » de la physique des particules qui veut qu’un atome soit et ne soit pas désintégré au même moment. Marie a disparu mais elle est là, quelque part derrière l’écran de la végétation qui se déplace au fur et à mesure que l’on progresse, constamment là pour étouffer la vue et brouiller les sons. La forêt est la prison parfaite. Ce n’est pas un espace clos; la technique d’enfermement est bien plus subtile. Elle consiste en une infinité d’issues toutes semblables, qui n’ouvrent que sur d’autres issues, à l’infini. Ou en tout cas sur un territoire suffisamment vaste pour constituer un espace démesuré à l’échelle humaine. S’y perdre est sans doute une des pires expériences qui soit.

Le 18 mars, à la tombée de la nuit, Marie n’est pas rentrée. Sur le carnet où chacun note sa destination du jour est marqué « Marie, layon C », sans autre mention. Tard dans la nuit, et tôt le lendemain, des groupes sont organisés, des secteurs à fouiller répartis, des signaux sont convenus. Coups de fusils, trilles des sifflets, les battues couvrent un vaste secteur. Il pleut lourdement depuis la veille. L’alerte est lancée à 08h30, c’est une nécessité « de procédure », même si l’effort démesuré de tous se poursuit selon le plan établit la veille. La Préfecture mobilise un groupe de recherche de la gendarmerie, la nouvelle se répand vite et percole jusque dans les hautes sphères parisiennes. « Les secours sont engagés » m’annonce une voie à 13h00. Les échanges soutenus avec les forces de l’ordre permettent de donner l’horaire exact. Un Puma de l’armée décolle de Cayenne avec à son bord un groupe de gendarmes spécialisés dans la recherche des personnes. Vers 14h00 la nouvelle parvient au camp : Marie a été retrouvée. Une équipe la ramène. Les autres, exténuées, rentrent les unes après les autres. Le médecin est envoyé à sa rencontre. Impossible de joindre l’hélicoptère, encore en chemin, via la gendarmerie et il arrive peu après au camp, se pose et embarque Marie, indemne mais choquée. Marie a quitté les lieux pour de bon, hors de vue en apparence mais nous savons désormais où elle se trouve.

De cet épisode, on tentera d’oublier certaines choses, on retiendra surtout le dévouement de l’équipe qui n’a pas flanché. On pourra en conclure - mais on le savait déjà - que dans un milieu comme celui-ci, et quelles que soient les précautions prises, la distance entre le succès et un pitoyable fiasco est infime. L’un et l’autre n’étant sans doute qu’une illusion, ou les deux faces d’une réalité unique.

Évidemment, mettre un tel titre à ce billet ouvre une brèche dans laquelle la mauvaise prophétie populaire du « jamais deux sans trois » peut s’engouffrer. Vous ne le saurez que plus tard, après le retour de l’équipe. Entre ce que l’on vit et ce que vous en lisez, il y a toujours un peu de décalage.

Olivier Pascal

jeudi 9 avril 2015

Fausse alerte

Allongé sur la roche du sommet en cloche, le regard fixé sur le grain arrivant de l’ouest des Mitaraka, j’entends un bruit de moteur perçant la couche nuageuse et le silence. Un hélicoptère, brièvement aperçu au milieu de la crasse, cherche à se poser au camp de base. Aucun vol prévu avant dix jours. Un bref regard à Xavier qui m’accompagne et on dévale la pente. Aucune autre explication possible qu’un problème. Lequel ? Une évacuation sanitaire sans aucun doute ; mais de qui et pourquoi ?

Arrivé sur la DZ, nous y trouvons Jean-Félix, un des pilotes de la compagnie d’hélicoptères, souriant. Il vient de Taluen, l’un des derniers villages amérindiens sur le haut Maroni et s’est fendu d’un détour de 80 km pour amener le sac de Dalens oublié sur le tarmac à Maripasoula. Un sacré veinard celui-là. Il est ravi, mais c’est un des rares ce jour-là. Il pleut à seaux et ça traîne des pieds dans le camp. Olivier et Benoît n’arrivent pas à faire sécher la litière pour la tamiser et récupérer les escargots millimétriques qui s’y trouvent. L’équipe des botanistes peine à finir leurs relevés sous les trombes d’eau. Les ichtyologues pestent contre les criques qui débordent, envahissent les bas-fonds et diluent leurs espoirs de bonnes pêches. Les poissons, déjà rares dans ces têtes de bassins, sont introuvables dans toute cette flotte. L’Alama étant pour l’heure trop large pour les filets, nos spécialistes remontent les petits affluents qui la gonflent, loin en amont vers leurs sources. Les filets tendus en travers d’un torrent cascadant dans les éboulis à la base de la « cloche » n’arrêtent dans leurs mailles qu’une douzaine de petits poissons, tous de la même espèce : Ituglanis nebulosus. Ce poisson chat de quelques centimètres est un parasite d’autres poissons dont il racle le mucus pour se nourrir. Il peut aussi, avec les crochets qui hérissent ses opercules, creuser des galeries dans la chair des branchies de sa proie et s’abreuver de son sang. C’est l’occasion pour Fred de conter l’anecdote de son cousin amazonien, le « Candiru ». Il confirme que sa mauvaise réputation n’est pas un mythe, même si les accidents recensés se comptent sur les doigts d’une main. Ce poisson, qui rentre aussi dans les ouïes d’autres espèces plus imposantes, peut s’insérer dans tous les orifices humains à portée. Seul le bistouri peut le déloger d’un urètre ainsi obstrué. Qu’il suive les jets d’urine subaquatiques des baigneurs pour remonter le courant chaud vers la source n’est cependant pas confirmé. Le récit des mœurs étranges du « poisson-zizi » n’arrive pas à dérider la tablée ; la pluie assombrit le ciel et les humeurs. Les conversations sont moroses, les sujets fangeux. Eddy finit de noyer ses voisins sous le déluge des maladies qu’il a contractées en forêt tropicale, une liste longue comme ce jour qui n’en finit pas. Même nos deux mycologues, Heidy et Mélanie, sont moins euphoriques qu’à leur habitude. Il y a pourtant des champignons partout : une centaine d’espèces garnissent déjà le séchoir du camp et elles sont bien les seules à s’extasier devant la moisissure qui recouvre le village des Mitaraka. Mais elles aussi veulent du soleil, au moins de temps en temps, pour les bolets et les chanterelles.
Ituglanis nebulosus, poisson parasite. ©Frédéric Mélki/MNHN/PNI

Seule lumière au tableau d’aujourd’hui, une nouvelle Gentiane du genre Chelonantus (qui deviendra bientôt Helia) trouvée par Guillaume. Lors d’une mission précédente, il croyait en avoir trouvé une mais pour découvrir sitôt rentré qu’elle avait déjà été récoltée par d’autres et sur le point d’être décrite. Il connaît donc bien les espèces de ce genre pour les avoir toutes fébrilement passées au crible. Cette fois, il en est sûr, personne n’ira lui couper l’herbe sous le pied lorsqu’il écrira son acte de naissance pour la Science.

Dalens vient de récupérer, en plus de son sac, un longicorne qu’il n’avait jamais capturé. Pas de trace de Glypthaga lignosa dans la base de données de la SEAG qui liste les soixante-mille spécimens de longicornes capturés en Guyane depuis sept ans. Une bête rarissime qui existe en trois ou quatre exemplaires dans les collections. Ce n’est même pas lui qui a mis la main dessus : la bestiole trottinait sur la table à manger et fut aussitôt mise en tube par un quidam ; un geste automatique, dicté par l’altruisme qui règne au village. Un sacré veinard, je vous dis.

Olivier Pascal

mardi 7 avril 2015

Deux espèces nouvelles (une vraie et une fausse), deux poids et deux mesures


Emmanuel et Thibaud arrivent au camp le visage rouge de plaisir et de soleil. Leur première journée a été fructueuse : ils ont mis la main sur un vers humivore saproxylique (en français courant : qui mange de l’humus et vit dans du bois mort) de soixante-dix centimètres et jaune pâle. Quatre adultes, une douzaine de « cocons » (appellation contrôlée et en usage chez les versdeterrologues [1]) abritant chacun trois embryons. « Une famille entière décimée » dit Thibaud presque à regret, mais pour le bien de la Science. Ce ver appartient peut-être à un nouveau genre, « c’est l’hallu totale » selon l’expression d’Emmanuel. Vous trouvez risible de s’extasier devant un lombric ? Moi aussi, au début. Mais venez ici, vos ricanements sous le bras, discuter avec nos deux compères. Alors vous entendrez des histoires fabuleuses, comme celle de ces vers de terre qui vivent dans les sols suspendus à l’intérieur de plantes épiphytes perchées sur des branches à quarante mètres du sol. Comment sont-ils arrivés là ? Ils grimpent aux arbres apparemment. Ou celle de ces vers géants, qui sortent après les grosses pluies et que l’on peut confondre le soir avec des serpents : ils sont gros comme le pouce et long de deux mètres. En Guyane ils appartiennent au genre Andiorrhinus. C’est en Australie que l’on trouve le plus grand, le Jippsland earthworm, Megascolides giganteus, qui peut mesurer jusqu’à quatre mètres. Vivre avec ces gaillards là et tous les autres vous plonge dans des univers insoupçonnés.

Thibaud Decaens et Emmamuel Lapied, spécialistes des vers de terre. ©Thierry Magniez/MNHN/PNI

Cocon (1,5 cm de large sur 1 cm de haut) abritant trois embryons de ver de terre. ©Thierry Magniez/MNHN/PNI

« Il est nouveau, j’en suis sûr » nous sert Sébastien à l’apéritif du soir. Nos trois Ichtyologues reviennent de leur prospection sur un petit affluent de l’Alama qui serpente au pied du Tchoukouchipan. Un nouveau Rivulus le premier jour ? Une pêche liminaire miraculeuse ? Régis, Sébastien et Fred sont formels. La nageoire anale sans liseré, pas de ponctuations noires et une couleur rosée le différencient à coup sur du Rivulus gaucheri. La différence s’est estompée le temps d’entrechoquer quelques canettes de bière. Le Rivulus, mis dans un petit aquarium et remis de ses émotions, a vite retrouvé ses points noirs et son liseré. Les trois spécialistes des poissons d’eau douce se rendent vite à l’évidence : la frousse du poisson l’a momentanément décoloré et a trompé le trio dépité. Nous mettrons cette bourde sur le compte de l’excitation de l’arrivée. Mais la direction s’est fendue d’un communiqué : plus d’annonces précipitées lors de l’apéritif. Les bières sont rares ici, et toujours mises sur le compte du patron.
Frédéric Mélki tire le portrait de ses poissons dans un aquarium improvisé. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

La photo du Rivulus Gaucheri, dédié à Philippe Gaucher du CNRS, photographié dans son aquarium par Frédéric. ©Frédéric Mélki/MNHN/PNI

Parmi les nouveaux arrivants, il y a Pierre-Henri Dalens. J’avais évoqué dans un précédent billet les désagréments possibles consécutifs aux transports aériens. C’est tombé sur lui : il arrive sans ses bagages pour un séjour en forêt tropicale que j’avais prédit inconfortable. Vous me direz qu’il ne faut pas être un grand devin pour prévoir ça. Je dois dire que son stoïcisme m’a surpris. Mais dès le lendemain, j’ai vite compris la raison de sa belle assurance et pourquoi « on » le laisse se pavaner en slip au milieu du carbet réfectoire. Pierre-Henri est président de la SEAG, laquelle association compte parmi ses membres Serge Fernandez. Hélas oui, les petits arrangements entre amis ont cours ici aussi et je suis consterné des courbettes - dont j’ai été le témoin oculaire - et des largesses dispensées par le patron du camp envers son supérieur en entomologie. Accès à la cuisine et à la réserve facilités, alors que nul autre n’y est autorisé ; distribution d’objets divers soudainement apparus alors que l’on manquait soi-disant de tout, et j’en passe. Répugnant. D’autant que je n’ai pas droit à ce genre d’égards, moi, le chef d’expédition. Je reconnais un léger déficit d’autorité naturelle, mais ne vous méprenez pas, celui qui possède la clé du garde-manger et le contrôle des estomacs détient le vrai pouvoir lorsque l’épicerie la plus proche se trouve à cent-cinquante kilomètres. Je vais me rapprocher des ichtyologues pour les convaincre de rapporter plus de « nouvelles » espèces et profiter enfin de la fameuse dérogation pêche, dont personne n’a tiré bénéfice jusqu’à présent. Ouvrir un stand de friture dans le village des Mitaraka devrait rallier sous ma bannière flétrie bon nombre de nos naturalistes.

Olivier Pascal

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[1] Il n’existe pas de nom officiel en français pour désigner un spécialiste des vers de terre. Marcel Bouché, un français, avait inventé le nom de « géodrilologue » mais qui ne fait pas l’unanimité dans cette petite communauté. « Versdeterrologue » convient très bien à Emmanuel et Thibaud. Et il n’y aura pas grand monde pour me contredire : pour Emmanuel, il n’y a que deux autorités mondiales en activité capables d’identifier des vers de terre venant des quatre coins du monde, un américain, Samuel James, et un hongrois, Csaba Csuzdi. En Guyane, 24 espèces de vers de terre sont connues, pour un nombre total estimé entre 1000 et 2000 selon Emmanuel.

Échange de bons procédés

Nouvelle équipe, nouvelles spécialités. Les champignons, mollusques, poissons et vers de terre, laissés tranquilles dans la première quinzaine, ont du souci à se faire. Des entomologistes neufs pour poursuivre le travail des précédents, épuisés, et une équipe de botanistes complètent le nouveau groupe. La méfiance des anciens du village de Mitaraka était palpable. Après l’énoncé des us et coutumes locales aux novices, les vieux sages du bled se sont un peu détendus. Une assistance silencieuse, attentive aux commandements lors du dîner inaugural, est considérée comme un bon signe. « Ils ont l’air calme » dit Serge au petit déjeuner le lendemain de l’arrivée.

Nouvelles spécialités, nouveaux réglages. Chacun cherche ses marques. Les uns sont déjà éparpillés sur les layons alors que d’autres s’informent prudemment, consultent les cartes, interrogent et vérifient leur GPS. Greg et Sylvain doivent retrouver les neuf parcelles du projet Diadema et malgré les échanges sur le tarmac de l’aéroport à Maripasoula avec Jérôme et le dessin qu’il leur a griffonné, il est toujours utile de multiplier les sources d’informations sur les temps de parcours. Chaque layon de travail est commenté à la bleusaille par les quelques habitués, avec la crânerie d’anciens combattants : « le Layon D, c’est l’enfer ».

Fred ne semble pas d’accord pour démarrer son séjour par le plus long trajet, celui qui mène au pied du Tchoukouchipan. Il suit quand même ses deux comparses, Sébastien et Régis, pour un périple de plusieurs heures, avec l’inévitable rallonge du débutant au retour. Tout le monde se trompe au moins une fois à l’embranchement dit « de la cascade ». Un de ces nombreux chemins « sauvages » ouverts par les amateurs de destinations bucoliques. Fourbu, il apprendra le soir par d’autres la réputation de Sébastien, le genre garçon de course qui part au trot et revient en galopant à l’écurie. L’assemblage par spécialité ignore les capacités physiques des membres des groupes constitués. Mais Fred s’en sortira, sa motivation le mènera aussi loin que les autres sur les chemins des Mitaraka. C’est un acharné et la passion est le meilleur produit dopant.

Jérôme et Quentin sont déjà sur la première épaule du sommet en cloche, pour y passer une partie de la nuit. La veille ils étaient à Paris. Le piège lumineux installé par Eddy les y attend, ainsi que les noctuelles déjà agrippées au drap. Dans ce cas précis « elles n’ont qu’à bien se tenir » n’est pas la bonne formule. Il vaudrait mieux qu’elles aillent voir ailleurs, même aveuglées par la lumière de la lampe. Rester accroché, c’est finir inévitablement dans le bocal à cyanure de Jérôme, le grand spécialiste de ces papillons nocturnes.

Nous retrouvons d’anciens complices, des valeurs sures, certifiés conformes à la vie en petite communauté et broussards expérimentés. D’autres sont des inconnus, mais leur présence ne doit rien au hasard. Les longs conciliabules entre les membres du comité scientifique du projet finirent par accoucher d’une liste « définitive » des participants en juin dernier. Évidemment, les qualités techniques et les disciplines visées furent les premiers critères de sélection, mais les qualités humaines sont aussi prises en compte pour que la vie en milieu confiné soit supportable. Avoir des bons compagnons sur le terrain est primordial. Ça semble le cas encore cette fois-ci, mais nous les tenons en observation pendant deux ou trois jours, on ne sait jamais. Comptez sur moi pour signaler la moindre incartade dans les billets à venir.

Pour les autres, qui sont déjà rentrés chez eux ou sur le chemin du retour, un grand merci. Surtout à ceux que j’ai égratigné dans les billets précédents. Je répéterai ad nauseam et à qui veut l’entendre combien ces passionnés de Nature sont précieux, qu’ils forment une collection d’individus rares à préserver absolument.

Le groupe de la première quinzaine, au grand complet, avec en supplément Thomas Grenon, Directeur Général du Muséum et les deux journalistes de France 2. ©Xavier Desmier/MNHN/PNI
Olivier Pascal

vendredi 3 avril 2015

Un vol de trop

Le 12 mars, la Ministre de l’Écologie a téléphoné. En conférence de presse à Paris, à l’occasion des futurs débats à l’Assemblée autour de la loi sur la Biodiversité, le rendez-vous avait été pris avec elle deux jours plus tôt pour un échange en direct via notre téléphone satellite. Je raccroche le combiné et je ne sais même plus ce que je lui ai raconté. Je suis bouleversé par ce qui est arrivé hier à Cyril.

La journée du 11 fut agitée. Bien commencée, avec un temps clément, elle finit par un coup du sort, cinglant comme un coup de chien alors que la mer est plate et belle. Dix minutes après avoir débarqué de l’hélicoptère, Cyril s’est écroulé, comme un grand tronc qui s’affale. Crise d’épilepsie. Rémy et moi étions à ses côtés. Cyril, médecin, était là pour remplacer Rémy et assurer à sa suite l’encadrement médical au camp de base.

Alors que les rotations s’enchaînent, au milieu des arrivants et de tout ceux devant partir, Rémy décide son évacuation. Une première crise est toujours suspecte. Un changement de programme doit être décidé très vite. Avec un seul médecin, plus question d’un deuxième camp au pied du Mitaraka Sud. A la deuxième rotation Serge décolle pour prévenir les trois qui patientent sur la roche où ils sont arrivés la veille, lieu prévu pour déposer les quatre personnes qui sont censées les y rejoindre dans l’après midi et qui attendent à Maripasoula. Serge est de retour trente minutes plus tard avec Mohamed, Jean-François et Daniel qui ont rapidement compris la situation et remballé leurs affaires. « Huit heures de marche pour s’y rendre hier et cinq minutes pour revenir » constate simplement Jean-François, flegmatique. Entre deux rotations, un autre Dauphin arrive, une équipe du SAMU de Cayenne à son bord. Cyril allonge sa grande carcasse dans l’appareil et quitte l’opération le jour de son arrivée. Tout le monde se retrouvera au camp de base en fin d’après midi, une réorganisation indolore pour l’expédition. Mais il en manque un, et pas des moindres en ce qui me concerne. Le pépin, toujours redouté, s’est produit. On a souvent rit avec Cyril lorsque je prétendais que les seuls participants qui posaient problème dans une expédition étaient les médecins. Ça s’est vérifié dans le passé, mais j’aurais donné beaucoup pour que ça n’arrive pas à lui, qu’il ne prenne pas ce vol retour, le vol de trop. Cyril m’a accompagné en 2006 au Vanuatu et en 2012 en Nouvelle Guinée. Cent kilos de gentillesse ; le genre d’ami que l’on ne voit pas souvent mais sur lequel on sait pouvoir compter, n’importe quand et n’importe où. Une belle âme.

A la prochaine, Cyril. J’en remonterai une autre rien que pour toi.
Des arrivées et des départs, jamais trop tard, une fois trop tôt. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI

Olivier Pascal