jeudi 5 mars 2015

Volet terrestre ou volet marin ?

La forêt est désormais parsemée de pièges à insectes, qui donnent un air de déchetterie à la forêt alentours. Si les SLAMs (des pièges à insectes qui ressemblent à des tentes igloo sans leur double toit) suggèrent une vaste aire de camping, les 280 assiettes en plastiques de Marc Pollet, notre diptériste belge, transforment les bas-fond environnant en décharge à ciel ouvert, surtout quand elles se mettent à flotter bien loin de leur lieu de dépose : les rivières gonflent régulièrement aux rythmes des averses. Les pluies sont bien là, et le fameux « petit été de mars », creux des pluies en cette saison humide, est attendu avec impatience. Les chemins sont des patinoires, les ponts de fortunes installés sur l’Alama sont plus souvent sous l’eau qu’au dessus et conserver ses pieds au sec est un objectif partagés par tous mais inaccessible pour l’instant. Le paysage n’est que bosses et creux, et les passages obligés dans les pinotières marécageuses et les criques avec de l’eau jusqu’à la poitrine font des dégâts aux vêtements et au moral.

Daniel Sabatier, au retour de la baignade. Était-ce bien nécessaire ? ©Xavier Desmier/MNHN/PNI
Sortir du bourbier tourne déjà à l’obsession chez quelques uns. Les inselbergs, ces pitons rocheux qui  ponctuent le massif des Mitaraka, sont largement virtuels pour le moment ; invisibles la plupart du temps aux naturalistes piégés dans la gangue verte et mouillée de leur piémont. Les équipes reviennent parfois avec des indications qui sont partagées comme des gourmandises : «  On peut apercevoir le Tchoukouchipan depuis le plateau situé à deux Km sur le layon D !». Sortir la tête de l’eau, pouvoir beugler « Terre en vue ! » comme un marin après une longue traversée, voilà le sentiment unificateur. Mathias, le fils de notre Camp boss, membre de l’équipe de camp avec Olivier et Laetitia, compte bien lors ses journées « de repos » ouvrir des passages vers ces sommets de granit, sur les pentes rocheuses ou l’on ne s’enfonce pas ; vers l’air libre.

Le « sommet en cloche », l’un des inselbergs du massif du Mitaraka et le Tchoukouchipan en arrière plan © Mathias Fernandez/MNHN/PNI

Le sommet en cloche dans la brume © Sylvain Hugel/MNHN/PNI

Une pinotière, dans les bas-fonds et en bordure de crique, là où se concentre le palmier Euterpe oleracea © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Une première bretelle partant du maillage rigide et sérieux des quatre layons « de travail » disposés en étoile autour du camp de base permet désormais de sortir de la nasse. Il débouche sur une « savane-roche », une grande plaque de granit sur laquelle ne pousse qu’une végétation rase. C’est la destination à la mode. Et productive : le premier individu mâle d’Argyrogrammana talboti jamais capturé en Guyane est tombé dans le filet de Serge. La description de ce papillon diurne de la famille des Riodinidae date de 1998. C’est  un spécimen unique (une femelle) capturé en 1929 qui a permis de rédiger l’acte de naissance scientifique de cette espèce. Le mâle était resté inconnu jusqu’en 1999 et sa capture au Brésil. Serge, pour sa première journée de relâche en tant que « Camp boss » et sa première chasse dans les Mitaraka, est sur un nuage. Ce spécialiste des Riodinidae, au parcours coloré, décorateur pour le cinéma (d’où le soin particulier qu’il a mit dans la construction du camp), me dit n’avoir même pas rêver de capturer un jour ce papillon en Guyane. Il vient de faire la plus belle prise de sa vie (en dehors de sa femme) avec cet unique spécimen mâle guyanais.

Une autre dérivation aux chemins « officiels » permet l’accès à la « borne 1 », l’inselberg portant le nom peu exotique du numéro d’une des bornes géographique marquant la frontière avec le Brésil. Le tarif est plus élevé pour cette échappée : six heures de marche aller-retour au minimum pour les plus vaillants. Mais ce prix à payer pour émerger du liquide vert ne devrait, dans quelques jours, plus rebuter les aquaphobes et tout ceux qui moisissent sur pied (à peu de chose près, tout le monde).

Pour le reste, la vie s’organise. Avec la routine, réapparait l’humanité de chacun dans les comportements au quotidien. Il faudrait des semaines de marches pour atteindre la première habitation quelque soit la route choisie en direction des quatre points cardinaux. Mais cette réalité de l’isolement n’empêche pas les uns et les autres de recouvrer leurs bonnes - et moins bonnes - habitudes. Une description figurative des petits travers humains n’aurait pas beaucoup d’intérêt si ce n’est pour souligner l’étrangeté de leur réapparition dans un tel contexte. Les repas du soir, collectif, sont l’occasion pour Serge de « mettre un soufflon » (selon son expression) aux délinquants. La liste des reproches domestiques s’allonge, au fur et à mesure que la petite communauté humaine des Mitaraka oublie qu’elle est coupée du reste du monde. Comment, en effet, peut-on conpisser la lunette des WC sans se préoccuper des 32 autres personnes qui l’utilisent à bon escient, si ce n’est par un violent retour des vils anti-gestes du quotidien, révélateurs du sentiment de sécurité qui s’installent dans une opération abominablement dangereuse (sans parler de la bizarrerie d’aller uriner aux toilettes dans une nature aussi propice à la miction en liberté) ? L’aventure n’est qu’une idée, bien vite banalisée par ceux-là même qui la vivent. Que vais je bien pouvoir vous raconter la prochaine fois pour vous effrayer ?

Olivier Pascal

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