Le village des Mitaraka ferme ses portes. Les bâches des carbets seront bientôt enlevées, comme on tire une révérence. Il ne restera du camp que des poteaux nus, futurs tas d’humus. Les trois prochains jours seront agités. Soixante-douze heures pour ranger, déloger trente personnes, démonter le camp et rapatrier les équipements. Une retraite en bon ordre, mais précipitée par le satané tempo imposé par les transports aériens.
J’aurai pu intercaler un billet intitulé « Petit précis d’organisation, partie 3 ». Mais même si je raconte souvent n’importe quoi, il ne faut pas exagérer. Il n’y a rien de « précis » dans ce retour. S’il est difficile d’estimer la quantité de déchets à ramener, il est quasiment impossible d’évaluer le poids des échantillons et spécimens, cargaison précieuse, qu’il faudra bien rapporter coûte que coûte. Alors, on procédera au juger à l’œil, et à la « va comme j’te pousse » dans la cabine de l’hélicoptère. Pour l’heure, dans cet entre-deux d’une opération déjà terminée mais pas encore finie, c’est un sentiment mitigé qui domine, une satisfaction teintée de vague-à-l‘âme. Être coupé du monde n’est pas une formule creuse par ici. Sans l’attraction des êtres chers, y retourner ne serait pas chose facile.
L’agrégat de naturalistes sera aussi démantelé. Certains se retrouveront bientôt sur d’autres terrains, mais d’autres ne se reverront que dans plusieurs années. C’est souvent ainsi dans ces parenthèses que sont les expéditions naturalistes, qui unissent dans une même quête une collection d’individus qui ne se côtoient pas forcément dans la vie. Cette collection de personnages aux caractères et parcours différents forme un mélange hétéroclite, mais nourri de la même passion. Une bande de curieux, trop souvent confondus avec des gens bizarres.
« - A quoi ça sert, ce genre d’opération ?
- Votre question est incomplète, il faut demander à quoi ça sert d’apprendre. Parce c’est ce que nous faisons : nous apprenons.
- Mais cette question ne se pose pas !
- Alors vous avez votre réponse. »
Olivier Pascal
Expédition du programme "La Planète Revisitée", Campagne de Guyane 2014/2015. Cette expédition en forêt tropicale à l'extrême sud de la Guyane a pour but de faire un inventaire de flore et de faune du massif du Mitaraka avec l'accent mis sur l'entomologie.
lundi 13 avril 2015
Dernière ligne droite
Changement de lune et changement de temps. Les pluies diminuent, même si personne n’ose encore parler de « beau temps ». Comme lors de la première période, et à peu près au même moment (en gros après dix jours passés à suer sur les layons) arrive la période des migrations. Des petits groupes se forment pour passer la nuit ailleurs, généralement dans des endroits à la vue panoramique, sous les prétextes les plus divers et au grand supplice de la direction qui voit désormais d’un mauvais œil la dispersion de son troupeau. Daniel et Jean-François sont partis ce matin pour deux jours faire un relevé de la végétation dans ce qui semble être un ancien site amérindien. Une « montagne couronnée » sise à quelques encablures du Tchoukouchipan. Cette appellation désigne une butte élevée entourée d’un fossé à peu près circulaire dont la trace peu naturelle et encore visible signale le lieu d’un ancien village. Des « montagnes couronnées » ont été datées ailleurs en Guyane et certaines sont vieilles d’un millier d’années. Cette soudaine passion pour les traces des anciens amérindiens, en tous cas celles situées dans des endroits enchanteurs et le plus loin possible du camp est apparemment communicatrice. Claire, Thierry, Chantale et quelques autres, par effet d’imitation, suivent nos deux botanistes sur les traces d’un passé aussi éloigné dans le temps que dans l’espace, en tout cas suffisamment reculé pour échapper à ma surveillance accrue ces jours derniers.
Malgré une imagination fertile, les ichtyologues peuvent difficilement prétendre élargir leur prospection au sommet des inselbergs. D’autant que les cours d’eau ne sont ni rares ni poissonneux. Chaque journée à patauger ne ramène que peu d’espèces (une trentaine jusqu’ici) et le congé attribué aux plus méritants, ou à ceux qui ont la bonne idée de travailler sur d’autres sujets que les poissons (ou les escargots, voir plus bas) va leur passer au raz de l’épuisette. La pêche du jour fait (encore) débat : agilae ? geayi ? Un Rivulus « absolument » différent selon Fred. En tous cas pas un gaucheri, admet Seb du bout des lèvres. Mais difficile pour lui de se prononcer trop ouvertement après la gaffe du premier jour. C’est peut-être un poisson annuel, une espèce qui passe la saison sèche sous forme d’œuf et vit sa courte vie dans des mares en saison des pluies, alimentées par les criques qui sortent de leur lit. « Il ressemble à un Diapteron, il y en a un au Surinam » jubile Fred, toujours exubérant. Ce serait une première pour la Guyane, aucun poisson annuel n’y est signalé. Régis reste muet, pas question de prendre parti et d’être moqué par l’ensemble de la communauté locale, toujours prompte à sortir le goudron et les plumes pour des erreurs grossières de détermination in situ. Le naturaliste peut aussi être vachard, même si le troc de spécimens entre spécialités est toujours aussi soutenu. C’est d’ailleurs un poisson trouvé dans une trace de botte et rapporté par Quentin qui a mis le trio sur la trace du « peut-être » (Seb) « sans doute » (Fred) nouveau Rivulus.
Malgré une imagination fertile, les ichtyologues peuvent difficilement prétendre élargir leur prospection au sommet des inselbergs. D’autant que les cours d’eau ne sont ni rares ni poissonneux. Chaque journée à patauger ne ramène que peu d’espèces (une trentaine jusqu’ici) et le congé attribué aux plus méritants, ou à ceux qui ont la bonne idée de travailler sur d’autres sujets que les poissons (ou les escargots, voir plus bas) va leur passer au raz de l’épuisette. La pêche du jour fait (encore) débat : agilae ? geayi ? Un Rivulus « absolument » différent selon Fred. En tous cas pas un gaucheri, admet Seb du bout des lèvres. Mais difficile pour lui de se prononcer trop ouvertement après la gaffe du premier jour. C’est peut-être un poisson annuel, une espèce qui passe la saison sèche sous forme d’œuf et vit sa courte vie dans des mares en saison des pluies, alimentées par les criques qui sortent de leur lit. « Il ressemble à un Diapteron, il y en a un au Surinam » jubile Fred, toujours exubérant. Ce serait une première pour la Guyane, aucun poisson annuel n’y est signalé. Régis reste muet, pas question de prendre parti et d’être moqué par l’ensemble de la communauté locale, toujours prompte à sortir le goudron et les plumes pour des erreurs grossières de détermination in situ. Le naturaliste peut aussi être vachard, même si le troc de spécimens entre spécialités est toujours aussi soutenu. C’est d’ailleurs un poisson trouvé dans une trace de botte et rapporté par Quentin qui a mis le trio sur la trace du « peut-être » (Seb) « sans doute » (Fred) nouveau Rivulus.
Rivulus sp. ©Frédéric Mélki/MNHN/PNI |
Dans ces échanges, on note quand même un tropisme en direction des éléments féminins de l’équipe. Personne ne peut croire sérieusement au double postulat d’un amour immodéré et universel pour les champignons et d’une détestation absolue et générale pour les escargots. Benoit et Gargo n’ont reçu qu’une coquille vide depuis le début du séjour, alors que les offrandes à Mélanie et Heidy s’accumulent. Tous les mâles se pressent, un champignon à la main vers la table de travail de nos deux mycologues. Ils arrivent couverts de boue, tenant leur cadeau par le pied, ayant pris tous les risques et de nombreuses gamelles, pour garder intact et à bout de bras le symbole peu équivoque de leur hommage. S’ensuit une accumulation spectaculaire sur la table de travail des courtisées, résultat de l’incessant ballet des courtisans autour de ladite table, le tout dans une totale indifférence au laborieux tamisage de la litière effectué par Benoit et Gargo à quelques mètres de là, se crevant les yeux pour sortir de la poussière d’humus un escargot millimétrique. Forcément, le score est sans appel : deux cents espèces pour les champignons contre une petite dizaine pour les mollusques terrestres.
Gunther, après avoir récupéré de sa « virose » et fini de cracher dans tous les coins n’a eu que le temps d’attraper quelques libellules avant d’être mobilisé (comme tout le monde) dans la recherche de MF, et pour se faire piquer deux jours plus tard par un scorpion. Avec un pareil poissard, les odonates peuvent être tranquilles. Les petits maux, quasiment absents en première période, semblent s’acharner sur ce groupe. Manu s’est cassé un orteil, quelques intestins souffrent, les mycoses handicapent les tenants de la botte en caoutchouc (versus ceux des chaussures qui ne sèchent jamais), témoignage supplémentaire du culte voué au mycélium et à la moisissure chez les pro-fongiques du camp de Mitaraka. Allez, courage, plus que cinq jours et vous pourrez faire sécher tout ça sur le tarmac de Maripasoula.
Gunther, après avoir récupéré de sa « virose » et fini de cracher dans tous les coins n’a eu que le temps d’attraper quelques libellules avant d’être mobilisé (comme tout le monde) dans la recherche de MF, et pour se faire piquer deux jours plus tard par un scorpion. Avec un pareil poissard, les odonates peuvent être tranquilles. Les petits maux, quasiment absents en première période, semblent s’acharner sur ce groupe. Manu s’est cassé un orteil, quelques intestins souffrent, les mycoses handicapent les tenants de la botte en caoutchouc (versus ceux des chaussures qui ne sèchent jamais), témoignage supplémentaire du culte voué au mycélium et à la moisissure chez les pro-fongiques du camp de Mitaraka. Allez, courage, plus que cinq jours et vous pourrez faire sécher tout ça sur le tarmac de Maripasoula.
Olivier Pascal
« Il était deux fois »
Un problème est survenu. Marie Fleury s’est perdue. Dans la longue liste des accidents possibles en forêt, loin devant la chute d’une branche et la morsure de serpent, se perdre est le plus probable. Malgré les dispositifs (noter sa destination, les chemins balisés), les injonctions (ne pas partir seul), les outils divers (GPS et autres) c’est toujours un risque majeur.
« Il était deux fois » est le titre du premier chapitre d’un livre de Philippe Forest, « Le chat de Schrödinger ». Il me vient à l’esprit en débarrassant le terrain d’atterrissage de tous les objets superflus pour lui rendre son rôle premier et permettre à l’hélicoptère de se poser. C’est le deuxième vol qui vient chercher quelqu’un en-dehors de la belle et rassurante rigidité du calendrier prévu.
La référence au bouquin de Forest est possible au-delà de ce titre. Une référence plus proche de son contenu que la simple répétition évoquée ci-dessus. Nous venons de vivre une sorte d’expérience de mécanique quantique ; pas tant en référence à ses lois, ni au fait que nous nous sommes sentis « infiniment petits », mais en raison des sensations que peut procurer l’inconcevable. Le matin, nous nous trouvions face à une réalité contradictoire : Marie est là et elle n’est pas là, suivant ainsi le « principe de superposition » de la physique des particules qui veut qu’un atome soit et ne soit pas désintégré au même moment. Marie a disparu mais elle est là, quelque part derrière l’écran de la végétation qui se déplace au fur et à mesure que l’on progresse, constamment là pour étouffer la vue et brouiller les sons. La forêt est la prison parfaite. Ce n’est pas un espace clos; la technique d’enfermement est bien plus subtile. Elle consiste en une infinité d’issues toutes semblables, qui n’ouvrent que sur d’autres issues, à l’infini. Ou en tout cas sur un territoire suffisamment vaste pour constituer un espace démesuré à l’échelle humaine. S’y perdre est sans doute une des pires expériences qui soit.
Le 18 mars, à la tombée de la nuit, Marie n’est pas rentrée. Sur le carnet où chacun note sa destination du jour est marqué « Marie, layon C », sans autre mention. Tard dans la nuit, et tôt le lendemain, des groupes sont organisés, des secteurs à fouiller répartis, des signaux sont convenus. Coups de fusils, trilles des sifflets, les battues couvrent un vaste secteur. Il pleut lourdement depuis la veille. L’alerte est lancée à 08h30, c’est une nécessité « de procédure », même si l’effort démesuré de tous se poursuit selon le plan établit la veille. La Préfecture mobilise un groupe de recherche de la gendarmerie, la nouvelle se répand vite et percole jusque dans les hautes sphères parisiennes. « Les secours sont engagés » m’annonce une voie à 13h00. Les échanges soutenus avec les forces de l’ordre permettent de donner l’horaire exact. Un Puma de l’armée décolle de Cayenne avec à son bord un groupe de gendarmes spécialisés dans la recherche des personnes. Vers 14h00 la nouvelle parvient au camp : Marie a été retrouvée. Une équipe la ramène. Les autres, exténuées, rentrent les unes après les autres. Le médecin est envoyé à sa rencontre. Impossible de joindre l’hélicoptère, encore en chemin, via la gendarmerie et il arrive peu après au camp, se pose et embarque Marie, indemne mais choquée. Marie a quitté les lieux pour de bon, hors de vue en apparence mais nous savons désormais où elle se trouve.
De cet épisode, on tentera d’oublier certaines choses, on retiendra surtout le dévouement de l’équipe qui n’a pas flanché. On pourra en conclure - mais on le savait déjà - que dans un milieu comme celui-ci, et quelles que soient les précautions prises, la distance entre le succès et un pitoyable fiasco est infime. L’un et l’autre n’étant sans doute qu’une illusion, ou les deux faces d’une réalité unique.
Évidemment, mettre un tel titre à ce billet ouvre une brèche dans laquelle la mauvaise prophétie populaire du « jamais deux sans trois » peut s’engouffrer. Vous ne le saurez que plus tard, après le retour de l’équipe. Entre ce que l’on vit et ce que vous en lisez, il y a toujours un peu de décalage.
« Il était deux fois » est le titre du premier chapitre d’un livre de Philippe Forest, « Le chat de Schrödinger ». Il me vient à l’esprit en débarrassant le terrain d’atterrissage de tous les objets superflus pour lui rendre son rôle premier et permettre à l’hélicoptère de se poser. C’est le deuxième vol qui vient chercher quelqu’un en-dehors de la belle et rassurante rigidité du calendrier prévu.
La référence au bouquin de Forest est possible au-delà de ce titre. Une référence plus proche de son contenu que la simple répétition évoquée ci-dessus. Nous venons de vivre une sorte d’expérience de mécanique quantique ; pas tant en référence à ses lois, ni au fait que nous nous sommes sentis « infiniment petits », mais en raison des sensations que peut procurer l’inconcevable. Le matin, nous nous trouvions face à une réalité contradictoire : Marie est là et elle n’est pas là, suivant ainsi le « principe de superposition » de la physique des particules qui veut qu’un atome soit et ne soit pas désintégré au même moment. Marie a disparu mais elle est là, quelque part derrière l’écran de la végétation qui se déplace au fur et à mesure que l’on progresse, constamment là pour étouffer la vue et brouiller les sons. La forêt est la prison parfaite. Ce n’est pas un espace clos; la technique d’enfermement est bien plus subtile. Elle consiste en une infinité d’issues toutes semblables, qui n’ouvrent que sur d’autres issues, à l’infini. Ou en tout cas sur un territoire suffisamment vaste pour constituer un espace démesuré à l’échelle humaine. S’y perdre est sans doute une des pires expériences qui soit.
Le 18 mars, à la tombée de la nuit, Marie n’est pas rentrée. Sur le carnet où chacun note sa destination du jour est marqué « Marie, layon C », sans autre mention. Tard dans la nuit, et tôt le lendemain, des groupes sont organisés, des secteurs à fouiller répartis, des signaux sont convenus. Coups de fusils, trilles des sifflets, les battues couvrent un vaste secteur. Il pleut lourdement depuis la veille. L’alerte est lancée à 08h30, c’est une nécessité « de procédure », même si l’effort démesuré de tous se poursuit selon le plan établit la veille. La Préfecture mobilise un groupe de recherche de la gendarmerie, la nouvelle se répand vite et percole jusque dans les hautes sphères parisiennes. « Les secours sont engagés » m’annonce une voie à 13h00. Les échanges soutenus avec les forces de l’ordre permettent de donner l’horaire exact. Un Puma de l’armée décolle de Cayenne avec à son bord un groupe de gendarmes spécialisés dans la recherche des personnes. Vers 14h00 la nouvelle parvient au camp : Marie a été retrouvée. Une équipe la ramène. Les autres, exténuées, rentrent les unes après les autres. Le médecin est envoyé à sa rencontre. Impossible de joindre l’hélicoptère, encore en chemin, via la gendarmerie et il arrive peu après au camp, se pose et embarque Marie, indemne mais choquée. Marie a quitté les lieux pour de bon, hors de vue en apparence mais nous savons désormais où elle se trouve.
De cet épisode, on tentera d’oublier certaines choses, on retiendra surtout le dévouement de l’équipe qui n’a pas flanché. On pourra en conclure - mais on le savait déjà - que dans un milieu comme celui-ci, et quelles que soient les précautions prises, la distance entre le succès et un pitoyable fiasco est infime. L’un et l’autre n’étant sans doute qu’une illusion, ou les deux faces d’une réalité unique.
Évidemment, mettre un tel titre à ce billet ouvre une brèche dans laquelle la mauvaise prophétie populaire du « jamais deux sans trois » peut s’engouffrer. Vous ne le saurez que plus tard, après le retour de l’équipe. Entre ce que l’on vit et ce que vous en lisez, il y a toujours un peu de décalage.
Olivier Pascal
jeudi 9 avril 2015
Fausse alerte
Allongé sur la roche du sommet en cloche, le regard fixé sur le grain arrivant de l’ouest des Mitaraka, j’entends un bruit de moteur perçant la couche nuageuse et le silence. Un hélicoptère, brièvement aperçu au milieu de la crasse, cherche à se poser au camp de base. Aucun vol prévu avant dix jours. Un bref regard à Xavier qui m’accompagne et on dévale la pente. Aucune autre explication possible qu’un problème. Lequel ? Une évacuation sanitaire sans aucun doute ; mais de qui et pourquoi ?
Arrivé sur la DZ, nous y trouvons Jean-Félix, un des pilotes de la compagnie d’hélicoptères, souriant. Il vient de Taluen, l’un des derniers villages amérindiens sur le haut Maroni et s’est fendu d’un détour de 80 km pour amener le sac de Dalens oublié sur le tarmac à Maripasoula. Un sacré veinard celui-là. Il est ravi, mais c’est un des rares ce jour-là. Il pleut à seaux et ça traîne des pieds dans le camp. Olivier et Benoît n’arrivent pas à faire sécher la litière pour la tamiser et récupérer les escargots millimétriques qui s’y trouvent. L’équipe des botanistes peine à finir leurs relevés sous les trombes d’eau. Les ichtyologues pestent contre les criques qui débordent, envahissent les bas-fonds et diluent leurs espoirs de bonnes pêches. Les poissons, déjà rares dans ces têtes de bassins, sont introuvables dans toute cette flotte. L’Alama étant pour l’heure trop large pour les filets, nos spécialistes remontent les petits affluents qui la gonflent, loin en amont vers leurs sources. Les filets tendus en travers d’un torrent cascadant dans les éboulis à la base de la « cloche » n’arrêtent dans leurs mailles qu’une douzaine de petits poissons, tous de la même espèce : Ituglanis nebulosus. Ce poisson chat de quelques centimètres est un parasite d’autres poissons dont il racle le mucus pour se nourrir. Il peut aussi, avec les crochets qui hérissent ses opercules, creuser des galeries dans la chair des branchies de sa proie et s’abreuver de son sang. C’est l’occasion pour Fred de conter l’anecdote de son cousin amazonien, le « Candiru ». Il confirme que sa mauvaise réputation n’est pas un mythe, même si les accidents recensés se comptent sur les doigts d’une main. Ce poisson, qui rentre aussi dans les ouïes d’autres espèces plus imposantes, peut s’insérer dans tous les orifices humains à portée. Seul le bistouri peut le déloger d’un urètre ainsi obstrué. Qu’il suive les jets d’urine subaquatiques des baigneurs pour remonter le courant chaud vers la source n’est cependant pas confirmé. Le récit des mœurs étranges du « poisson-zizi » n’arrive pas à dérider la tablée ; la pluie assombrit le ciel et les humeurs. Les conversations sont moroses, les sujets fangeux. Eddy finit de noyer ses voisins sous le déluge des maladies qu’il a contractées en forêt tropicale, une liste longue comme ce jour qui n’en finit pas. Même nos deux mycologues, Heidy et Mélanie, sont moins euphoriques qu’à leur habitude. Il y a pourtant des champignons partout : une centaine d’espèces garnissent déjà le séchoir du camp et elles sont bien les seules à s’extasier devant la moisissure qui recouvre le village des Mitaraka. Mais elles aussi veulent du soleil, au moins de temps en temps, pour les bolets et les chanterelles.
Arrivé sur la DZ, nous y trouvons Jean-Félix, un des pilotes de la compagnie d’hélicoptères, souriant. Il vient de Taluen, l’un des derniers villages amérindiens sur le haut Maroni et s’est fendu d’un détour de 80 km pour amener le sac de Dalens oublié sur le tarmac à Maripasoula. Un sacré veinard celui-là. Il est ravi, mais c’est un des rares ce jour-là. Il pleut à seaux et ça traîne des pieds dans le camp. Olivier et Benoît n’arrivent pas à faire sécher la litière pour la tamiser et récupérer les escargots millimétriques qui s’y trouvent. L’équipe des botanistes peine à finir leurs relevés sous les trombes d’eau. Les ichtyologues pestent contre les criques qui débordent, envahissent les bas-fonds et diluent leurs espoirs de bonnes pêches. Les poissons, déjà rares dans ces têtes de bassins, sont introuvables dans toute cette flotte. L’Alama étant pour l’heure trop large pour les filets, nos spécialistes remontent les petits affluents qui la gonflent, loin en amont vers leurs sources. Les filets tendus en travers d’un torrent cascadant dans les éboulis à la base de la « cloche » n’arrêtent dans leurs mailles qu’une douzaine de petits poissons, tous de la même espèce : Ituglanis nebulosus. Ce poisson chat de quelques centimètres est un parasite d’autres poissons dont il racle le mucus pour se nourrir. Il peut aussi, avec les crochets qui hérissent ses opercules, creuser des galeries dans la chair des branchies de sa proie et s’abreuver de son sang. C’est l’occasion pour Fred de conter l’anecdote de son cousin amazonien, le « Candiru ». Il confirme que sa mauvaise réputation n’est pas un mythe, même si les accidents recensés se comptent sur les doigts d’une main. Ce poisson, qui rentre aussi dans les ouïes d’autres espèces plus imposantes, peut s’insérer dans tous les orifices humains à portée. Seul le bistouri peut le déloger d’un urètre ainsi obstrué. Qu’il suive les jets d’urine subaquatiques des baigneurs pour remonter le courant chaud vers la source n’est cependant pas confirmé. Le récit des mœurs étranges du « poisson-zizi » n’arrive pas à dérider la tablée ; la pluie assombrit le ciel et les humeurs. Les conversations sont moroses, les sujets fangeux. Eddy finit de noyer ses voisins sous le déluge des maladies qu’il a contractées en forêt tropicale, une liste longue comme ce jour qui n’en finit pas. Même nos deux mycologues, Heidy et Mélanie, sont moins euphoriques qu’à leur habitude. Il y a pourtant des champignons partout : une centaine d’espèces garnissent déjà le séchoir du camp et elles sont bien les seules à s’extasier devant la moisissure qui recouvre le village des Mitaraka. Mais elles aussi veulent du soleil, au moins de temps en temps, pour les bolets et les chanterelles.
Ituglanis nebulosus, poisson parasite. ©Frédéric Mélki/MNHN/PNI |
Seule lumière au tableau d’aujourd’hui, une nouvelle Gentiane du genre Chelonantus (qui deviendra bientôt Helia) trouvée par Guillaume. Lors d’une mission précédente, il croyait en avoir trouvé une mais pour découvrir sitôt rentré qu’elle avait déjà été récoltée par d’autres et sur le point d’être décrite. Il connaît donc bien les espèces de ce genre pour les avoir toutes fébrilement passées au crible. Cette fois, il en est sûr, personne n’ira lui couper l’herbe sous le pied lorsqu’il écrira son acte de naissance pour la Science.
Dalens vient de récupérer, en plus de son sac, un longicorne qu’il n’avait jamais capturé. Pas de trace de Glypthaga lignosa dans la base de données de la SEAG qui liste les soixante-mille spécimens de longicornes capturés en Guyane depuis sept ans. Une bête rarissime qui existe en trois ou quatre exemplaires dans les collections. Ce n’est même pas lui qui a mis la main dessus : la bestiole trottinait sur la table à manger et fut aussitôt mise en tube par un quidam ; un geste automatique, dicté par l’altruisme qui règne au village. Un sacré veinard, je vous dis.
Dalens vient de récupérer, en plus de son sac, un longicorne qu’il n’avait jamais capturé. Pas de trace de Glypthaga lignosa dans la base de données de la SEAG qui liste les soixante-mille spécimens de longicornes capturés en Guyane depuis sept ans. Une bête rarissime qui existe en trois ou quatre exemplaires dans les collections. Ce n’est même pas lui qui a mis la main dessus : la bestiole trottinait sur la table à manger et fut aussitôt mise en tube par un quidam ; un geste automatique, dicté par l’altruisme qui règne au village. Un sacré veinard, je vous dis.
Olivier Pascal
mardi 7 avril 2015
Deux espèces nouvelles (une vraie et une fausse), deux poids et deux mesures
Emmanuel et Thibaud arrivent au camp le visage rouge de plaisir et de soleil. Leur première journée a été fructueuse : ils ont mis la main sur un vers humivore saproxylique (en français courant : qui mange de l’humus et vit dans du bois mort) de soixante-dix centimètres et jaune pâle. Quatre adultes, une douzaine de « cocons » (appellation contrôlée et en usage chez les versdeterrologues [1]) abritant chacun trois embryons. « Une famille entière décimée » dit Thibaud presque à regret, mais pour le bien de la Science. Ce ver appartient peut-être à un nouveau genre, « c’est l’hallu totale » selon l’expression d’Emmanuel. Vous trouvez risible de s’extasier devant un lombric ? Moi aussi, au début. Mais venez ici, vos ricanements sous le bras, discuter avec nos deux compères. Alors vous entendrez des histoires fabuleuses, comme celle de ces vers de terre qui vivent dans les sols suspendus à l’intérieur de plantes épiphytes perchées sur des branches à quarante mètres du sol. Comment sont-ils arrivés là ? Ils grimpent aux arbres apparemment. Ou celle de ces vers géants, qui sortent après les grosses pluies et que l’on peut confondre le soir avec des serpents : ils sont gros comme le pouce et long de deux mètres. En Guyane ils appartiennent au genre Andiorrhinus. C’est en Australie que l’on trouve le plus grand, le Jippsland earthworm, Megascolides giganteus, qui peut mesurer jusqu’à quatre mètres. Vivre avec ces gaillards là et tous les autres vous plonge dans des univers insoupçonnés.
Thibaud Decaens et Emmamuel Lapied, spécialistes des vers de terre. ©Thierry Magniez/MNHN/PNI |
Cocon (1,5 cm de large sur 1 cm de haut) abritant trois embryons de ver de terre. ©Thierry Magniez/MNHN/PNI |
« Il est nouveau, j’en suis sûr » nous sert Sébastien à l’apéritif du soir. Nos trois Ichtyologues reviennent de leur prospection sur un petit affluent de l’Alama qui serpente au pied du Tchoukouchipan. Un nouveau Rivulus le premier jour ? Une pêche liminaire miraculeuse ? Régis, Sébastien et Fred sont formels. La nageoire anale sans liseré, pas de ponctuations noires et une couleur rosée le différencient à coup sur du Rivulus gaucheri. La différence s’est estompée le temps d’entrechoquer quelques canettes de bière. Le Rivulus, mis dans un petit aquarium et remis de ses émotions, a vite retrouvé ses points noirs et son liseré. Les trois spécialistes des poissons d’eau douce se rendent vite à l’évidence : la frousse du poisson l’a momentanément décoloré et a trompé le trio dépité. Nous mettrons cette bourde sur le compte de l’excitation de l’arrivée. Mais la direction s’est fendue d’un communiqué : plus d’annonces précipitées lors de l’apéritif. Les bières sont rares ici, et toujours mises sur le compte du patron.
Frédéric Mélki tire le portrait de ses poissons dans un aquarium improvisé. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI |
La photo du Rivulus Gaucheri, dédié à Philippe Gaucher du CNRS, photographié dans son aquarium par Frédéric. ©Frédéric Mélki/MNHN/PNI |
Parmi les nouveaux arrivants, il y a Pierre-Henri Dalens. J’avais évoqué dans un précédent billet les désagréments possibles consécutifs aux transports aériens. C’est tombé sur lui : il arrive sans ses bagages pour un séjour en forêt tropicale que j’avais prédit inconfortable. Vous me direz qu’il ne faut pas être un grand devin pour prévoir ça. Je dois dire que son stoïcisme m’a surpris. Mais dès le lendemain, j’ai vite compris la raison de sa belle assurance et pourquoi « on » le laisse se pavaner en slip au milieu du carbet réfectoire. Pierre-Henri est président de la SEAG, laquelle association compte parmi ses membres Serge Fernandez. Hélas oui, les petits arrangements entre amis ont cours ici aussi et je suis consterné des courbettes - dont j’ai été le témoin oculaire - et des largesses dispensées par le patron du camp envers son supérieur en entomologie. Accès à la cuisine et à la réserve facilités, alors que nul autre n’y est autorisé ; distribution d’objets divers soudainement apparus alors que l’on manquait soi-disant de tout, et j’en passe. Répugnant. D’autant que je n’ai pas droit à ce genre d’égards, moi, le chef d’expédition. Je reconnais un léger déficit d’autorité naturelle, mais ne vous méprenez pas, celui qui possède la clé du garde-manger et le contrôle des estomacs détient le vrai pouvoir lorsque l’épicerie la plus proche se trouve à cent-cinquante kilomètres. Je vais me rapprocher des ichtyologues pour les convaincre de rapporter plus de « nouvelles » espèces et profiter enfin de la fameuse dérogation pêche, dont personne n’a tiré bénéfice jusqu’à présent. Ouvrir un stand de friture dans le village des Mitaraka devrait rallier sous ma bannière flétrie bon nombre de nos naturalistes.
Olivier Pascal
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[1] Il n’existe pas de nom officiel en français pour désigner un spécialiste des vers de terre. Marcel Bouché, un français, avait inventé le nom de « géodrilologue » mais qui ne fait pas l’unanimité dans cette petite communauté. « Versdeterrologue » convient très bien à Emmanuel et Thibaud. Et il n’y aura pas grand monde pour me contredire : pour Emmanuel, il n’y a que deux autorités mondiales en activité capables d’identifier des vers de terre venant des quatre coins du monde, un américain, Samuel James, et un hongrois, Csaba Csuzdi. En Guyane, 24 espèces de vers de terre sont connues, pour un nombre total estimé entre 1000 et 2000 selon Emmanuel.
Échange de bons procédés
Nouvelle équipe, nouvelles spécialités. Les champignons, mollusques, poissons et vers de terre, laissés tranquilles dans la première quinzaine, ont du souci à se faire. Des entomologistes neufs pour poursuivre le travail des précédents, épuisés, et une équipe de botanistes complètent le nouveau groupe. La méfiance des anciens du village de Mitaraka était palpable. Après l’énoncé des us et coutumes locales aux novices, les vieux sages du bled se sont un peu détendus. Une assistance silencieuse, attentive aux commandements lors du dîner inaugural, est considérée comme un bon signe. « Ils ont l’air calme » dit Serge au petit déjeuner le lendemain de l’arrivée.
Nouvelles spécialités, nouveaux réglages. Chacun cherche ses marques. Les uns sont déjà éparpillés sur les layons alors que d’autres s’informent prudemment, consultent les cartes, interrogent et vérifient leur GPS. Greg et Sylvain doivent retrouver les neuf parcelles du projet Diadema et malgré les échanges sur le tarmac de l’aéroport à Maripasoula avec Jérôme et le dessin qu’il leur a griffonné, il est toujours utile de multiplier les sources d’informations sur les temps de parcours. Chaque layon de travail est commenté à la bleusaille par les quelques habitués, avec la crânerie d’anciens combattants : « le Layon D, c’est l’enfer ».
Fred ne semble pas d’accord pour démarrer son séjour par le plus long trajet, celui qui mène au pied du Tchoukouchipan. Il suit quand même ses deux comparses, Sébastien et Régis, pour un périple de plusieurs heures, avec l’inévitable rallonge du débutant au retour. Tout le monde se trompe au moins une fois à l’embranchement dit « de la cascade ». Un de ces nombreux chemins « sauvages » ouverts par les amateurs de destinations bucoliques. Fourbu, il apprendra le soir par d’autres la réputation de Sébastien, le genre garçon de course qui part au trot et revient en galopant à l’écurie. L’assemblage par spécialité ignore les capacités physiques des membres des groupes constitués. Mais Fred s’en sortira, sa motivation le mènera aussi loin que les autres sur les chemins des Mitaraka. C’est un acharné et la passion est le meilleur produit dopant.
Jérôme et Quentin sont déjà sur la première épaule du sommet en cloche, pour y passer une partie de la nuit. La veille ils étaient à Paris. Le piège lumineux installé par Eddy les y attend, ainsi que les noctuelles déjà agrippées au drap. Dans ce cas précis « elles n’ont qu’à bien se tenir » n’est pas la bonne formule. Il vaudrait mieux qu’elles aillent voir ailleurs, même aveuglées par la lumière de la lampe. Rester accroché, c’est finir inévitablement dans le bocal à cyanure de Jérôme, le grand spécialiste de ces papillons nocturnes.
Nous retrouvons d’anciens complices, des valeurs sures, certifiés conformes à la vie en petite communauté et broussards expérimentés. D’autres sont des inconnus, mais leur présence ne doit rien au hasard. Les longs conciliabules entre les membres du comité scientifique du projet finirent par accoucher d’une liste « définitive » des participants en juin dernier. Évidemment, les qualités techniques et les disciplines visées furent les premiers critères de sélection, mais les qualités humaines sont aussi prises en compte pour que la vie en milieu confiné soit supportable. Avoir des bons compagnons sur le terrain est primordial. Ça semble le cas encore cette fois-ci, mais nous les tenons en observation pendant deux ou trois jours, on ne sait jamais. Comptez sur moi pour signaler la moindre incartade dans les billets à venir.
Pour les autres, qui sont déjà rentrés chez eux ou sur le chemin du retour, un grand merci. Surtout à ceux que j’ai égratigné dans les billets précédents. Je répéterai ad nauseam et à qui veut l’entendre combien ces passionnés de Nature sont précieux, qu’ils forment une collection d’individus rares à préserver absolument.
Nouvelles spécialités, nouveaux réglages. Chacun cherche ses marques. Les uns sont déjà éparpillés sur les layons alors que d’autres s’informent prudemment, consultent les cartes, interrogent et vérifient leur GPS. Greg et Sylvain doivent retrouver les neuf parcelles du projet Diadema et malgré les échanges sur le tarmac de l’aéroport à Maripasoula avec Jérôme et le dessin qu’il leur a griffonné, il est toujours utile de multiplier les sources d’informations sur les temps de parcours. Chaque layon de travail est commenté à la bleusaille par les quelques habitués, avec la crânerie d’anciens combattants : « le Layon D, c’est l’enfer ».
Fred ne semble pas d’accord pour démarrer son séjour par le plus long trajet, celui qui mène au pied du Tchoukouchipan. Il suit quand même ses deux comparses, Sébastien et Régis, pour un périple de plusieurs heures, avec l’inévitable rallonge du débutant au retour. Tout le monde se trompe au moins une fois à l’embranchement dit « de la cascade ». Un de ces nombreux chemins « sauvages » ouverts par les amateurs de destinations bucoliques. Fourbu, il apprendra le soir par d’autres la réputation de Sébastien, le genre garçon de course qui part au trot et revient en galopant à l’écurie. L’assemblage par spécialité ignore les capacités physiques des membres des groupes constitués. Mais Fred s’en sortira, sa motivation le mènera aussi loin que les autres sur les chemins des Mitaraka. C’est un acharné et la passion est le meilleur produit dopant.
Jérôme et Quentin sont déjà sur la première épaule du sommet en cloche, pour y passer une partie de la nuit. La veille ils étaient à Paris. Le piège lumineux installé par Eddy les y attend, ainsi que les noctuelles déjà agrippées au drap. Dans ce cas précis « elles n’ont qu’à bien se tenir » n’est pas la bonne formule. Il vaudrait mieux qu’elles aillent voir ailleurs, même aveuglées par la lumière de la lampe. Rester accroché, c’est finir inévitablement dans le bocal à cyanure de Jérôme, le grand spécialiste de ces papillons nocturnes.
Nous retrouvons d’anciens complices, des valeurs sures, certifiés conformes à la vie en petite communauté et broussards expérimentés. D’autres sont des inconnus, mais leur présence ne doit rien au hasard. Les longs conciliabules entre les membres du comité scientifique du projet finirent par accoucher d’une liste « définitive » des participants en juin dernier. Évidemment, les qualités techniques et les disciplines visées furent les premiers critères de sélection, mais les qualités humaines sont aussi prises en compte pour que la vie en milieu confiné soit supportable. Avoir des bons compagnons sur le terrain est primordial. Ça semble le cas encore cette fois-ci, mais nous les tenons en observation pendant deux ou trois jours, on ne sait jamais. Comptez sur moi pour signaler la moindre incartade dans les billets à venir.
Pour les autres, qui sont déjà rentrés chez eux ou sur le chemin du retour, un grand merci. Surtout à ceux que j’ai égratigné dans les billets précédents. Je répéterai ad nauseam et à qui veut l’entendre combien ces passionnés de Nature sont précieux, qu’ils forment une collection d’individus rares à préserver absolument.
Le groupe de la première quinzaine, au grand complet, avec en supplément Thomas Grenon, Directeur Général du Muséum et les deux journalistes de France 2. ©Xavier Desmier/MNHN/PNI |
Olivier Pascal
vendredi 3 avril 2015
Un vol de trop
Le 12 mars, la Ministre de l’Écologie a téléphoné. En conférence de presse à Paris, à l’occasion des futurs débats à l’Assemblée autour de la loi sur la Biodiversité, le rendez-vous avait été pris avec elle deux jours plus tôt pour un échange en direct via notre téléphone satellite. Je raccroche le combiné et je ne sais même plus ce que je lui ai raconté. Je suis bouleversé par ce qui est arrivé hier à Cyril.
La journée du 11 fut agitée. Bien commencée, avec un temps clément, elle finit par un coup du sort, cinglant comme un coup de chien alors que la mer est plate et belle. Dix minutes après avoir débarqué de l’hélicoptère, Cyril s’est écroulé, comme un grand tronc qui s’affale. Crise d’épilepsie. Rémy et moi étions à ses côtés. Cyril, médecin, était là pour remplacer Rémy et assurer à sa suite l’encadrement médical au camp de base.
Alors que les rotations s’enchaînent, au milieu des arrivants et de tout ceux devant partir, Rémy décide son évacuation. Une première crise est toujours suspecte. Un changement de programme doit être décidé très vite. Avec un seul médecin, plus question d’un deuxième camp au pied du Mitaraka Sud. A la deuxième rotation Serge décolle pour prévenir les trois qui patientent sur la roche où ils sont arrivés la veille, lieu prévu pour déposer les quatre personnes qui sont censées les y rejoindre dans l’après midi et qui attendent à Maripasoula. Serge est de retour trente minutes plus tard avec Mohamed, Jean-François et Daniel qui ont rapidement compris la situation et remballé leurs affaires. « Huit heures de marche pour s’y rendre hier et cinq minutes pour revenir » constate simplement Jean-François, flegmatique. Entre deux rotations, un autre Dauphin arrive, une équipe du SAMU de Cayenne à son bord. Cyril allonge sa grande carcasse dans l’appareil et quitte l’opération le jour de son arrivée. Tout le monde se retrouvera au camp de base en fin d’après midi, une réorganisation indolore pour l’expédition. Mais il en manque un, et pas des moindres en ce qui me concerne. Le pépin, toujours redouté, s’est produit. On a souvent rit avec Cyril lorsque je prétendais que les seuls participants qui posaient problème dans une expédition étaient les médecins. Ça s’est vérifié dans le passé, mais j’aurais donné beaucoup pour que ça n’arrive pas à lui, qu’il ne prenne pas ce vol retour, le vol de trop. Cyril m’a accompagné en 2006 au Vanuatu et en 2012 en Nouvelle Guinée. Cent kilos de gentillesse ; le genre d’ami que l’on ne voit pas souvent mais sur lequel on sait pouvoir compter, n’importe quand et n’importe où. Une belle âme.
A la prochaine, Cyril. J’en remonterai une autre rien que pour toi.
La journée du 11 fut agitée. Bien commencée, avec un temps clément, elle finit par un coup du sort, cinglant comme un coup de chien alors que la mer est plate et belle. Dix minutes après avoir débarqué de l’hélicoptère, Cyril s’est écroulé, comme un grand tronc qui s’affale. Crise d’épilepsie. Rémy et moi étions à ses côtés. Cyril, médecin, était là pour remplacer Rémy et assurer à sa suite l’encadrement médical au camp de base.
Alors que les rotations s’enchaînent, au milieu des arrivants et de tout ceux devant partir, Rémy décide son évacuation. Une première crise est toujours suspecte. Un changement de programme doit être décidé très vite. Avec un seul médecin, plus question d’un deuxième camp au pied du Mitaraka Sud. A la deuxième rotation Serge décolle pour prévenir les trois qui patientent sur la roche où ils sont arrivés la veille, lieu prévu pour déposer les quatre personnes qui sont censées les y rejoindre dans l’après midi et qui attendent à Maripasoula. Serge est de retour trente minutes plus tard avec Mohamed, Jean-François et Daniel qui ont rapidement compris la situation et remballé leurs affaires. « Huit heures de marche pour s’y rendre hier et cinq minutes pour revenir » constate simplement Jean-François, flegmatique. Entre deux rotations, un autre Dauphin arrive, une équipe du SAMU de Cayenne à son bord. Cyril allonge sa grande carcasse dans l’appareil et quitte l’opération le jour de son arrivée. Tout le monde se retrouvera au camp de base en fin d’après midi, une réorganisation indolore pour l’expédition. Mais il en manque un, et pas des moindres en ce qui me concerne. Le pépin, toujours redouté, s’est produit. On a souvent rit avec Cyril lorsque je prétendais que les seuls participants qui posaient problème dans une expédition étaient les médecins. Ça s’est vérifié dans le passé, mais j’aurais donné beaucoup pour que ça n’arrive pas à lui, qu’il ne prenne pas ce vol retour, le vol de trop. Cyril m’a accompagné en 2006 au Vanuatu et en 2012 en Nouvelle Guinée. Cent kilos de gentillesse ; le genre d’ami que l’on ne voit pas souvent mais sur lequel on sait pouvoir compter, n’importe quand et n’importe où. Une belle âme.
A la prochaine, Cyril. J’en remonterai une autre rien que pour toi.
Olivier Pascal
Premier bilan et grand coup de balai
Des scientifiques frais arrivent. Ceux qui partent font moins les coqs qu’au début et pour certains, il était temps de rentrer. Juilletistes contre aoûtistes, le grand changement d’équipes à lieu demain, 11 mars. Daniel, Mohamed et Jean-François sont déjà partis sur le long chemin qui mène au pied du Mitaraka Sud. Ils dormiront en route, pour accueillir à la fraiche les quatre botanistes qui les rejoindront par la voie des airs. L’équipe de camp et les rares autres qui ont signé pour les deux saisons (sept personnes en tout, sans compter les trois exilés volontaires) appréhendent un peu le débarquement en masse qui s’annonce et regrettent (pour l’essentiel) le départ des camarades de la quinzaine écoulée. Ce n’est pas une nouvelle mission qui commence, mais ce renouvellement quasi de fond en comble de la communauté de Mitaraka crée néanmoins une rupture nette dans les petites habitudes installées.
Avant le grand ballet de l’hélicoptère, chacun fait ses comptes, à l’exception de l’aubergiste qui rase gratis. La Direction presse les partants de faire des estimations « à chaud » sur leur collectes. C’est évidemment impossible pour de nombreux groupes d’insectes, gigantesques réservoirs d’espèces, pour lesquels toute hypothèse à ce stade serait farfelue. Les riches sont toujours les mieux lotis.
Les ordres d’insectes dont la taille est « restreinte » à quelques centaines voire quelques milliers sont ceux qui parlent les premiers. A la criée, Sylvain annonce 960 spécimens capturés et un bon poids de 257 espèces de sauterelles, grillons et criquets (sur un total d’environ un millier d’espèces décrites en Guyane), sa moisson devrait contenir environ vingt pour cent d’espèces nouvelles. Fred a dans ses boites 510 spécimens et 75 espèces pour les seules blattes. 26 espèces de serpents, 31 espèces de lézards pour Nicolas. 59 espèces de batraciens pour Antoine et Maël. C’est déjà un record, mais l’attraction du chiffre rond pousse Maël à patauger dans les bas fonds pour son dernier soir dans les Mitaraka.
Vincent annonce 1 500 spécimens d’araignées, pour 300 à 400 espèces. Selon lui, et pour ce groupe, le coin est riche, mais dans la norme. Ce qui le surprend, c’est le nombre d’espèces qu’il n’a jamais vues, près d’un tiers. Ajoutons à cela un pourcentage d’adultes très au-dessus de la moyenne dans les captures (on ne décrit des espèces que sur des individus adultes), et l’espoir d’espèces nouvelles est, pour lui, plus élevé que pour ses précédentes opérations en Guyane.
Julien émet l’hypothèse d’une première liste de cinq cents espèces animales disponible à mi-avril sur le site de l’INPN (Inventaire National du Patrimoine Naturel). Cette liste dévoilera certains des habitants de la région ; non pas les espèces nouvelles, mais celles déjà connues ailleurs en Guyane ou dans les pays limitrophes. Elle aura une valeur « patrimoniale », apportant une pierre à l’édifice de la connaissance de ce qui vit dans les territoires d’Outre-mer. Les lézards, serpents et batraciens y figureront. Mais aussi quelques groupes d’insectes les mieux étudiés : les orthoptères, les saturnides, sphyngides et noctuelles pour les papillons de nuit, les érotylides, scarabéides et longicornes pour les coléoptères. Livrer cette liste dans un temps aussi bref serait une première victoire sur les impatients de tout poil. Julien pourrait bien gagner son pari, avec son armée de « profilers » de la SEAG (Société d’Entomologie Antilles - Guyane) rôdés à la faune guyanaise et bouillants de recevoir les spécimens de la mission.
Olivier Pascal
Avant le grand ballet de l’hélicoptère, chacun fait ses comptes, à l’exception de l’aubergiste qui rase gratis. La Direction presse les partants de faire des estimations « à chaud » sur leur collectes. C’est évidemment impossible pour de nombreux groupes d’insectes, gigantesques réservoirs d’espèces, pour lesquels toute hypothèse à ce stade serait farfelue. Les riches sont toujours les mieux lotis.
Les ordres d’insectes dont la taille est « restreinte » à quelques centaines voire quelques milliers sont ceux qui parlent les premiers. A la criée, Sylvain annonce 960 spécimens capturés et un bon poids de 257 espèces de sauterelles, grillons et criquets (sur un total d’environ un millier d’espèces décrites en Guyane), sa moisson devrait contenir environ vingt pour cent d’espèces nouvelles. Fred a dans ses boites 510 spécimens et 75 espèces pour les seules blattes. 26 espèces de serpents, 31 espèces de lézards pour Nicolas. 59 espèces de batraciens pour Antoine et Maël. C’est déjà un record, mais l’attraction du chiffre rond pousse Maël à patauger dans les bas fonds pour son dernier soir dans les Mitaraka.
Vincent annonce 1 500 spécimens d’araignées, pour 300 à 400 espèces. Selon lui, et pour ce groupe, le coin est riche, mais dans la norme. Ce qui le surprend, c’est le nombre d’espèces qu’il n’a jamais vues, près d’un tiers. Ajoutons à cela un pourcentage d’adultes très au-dessus de la moyenne dans les captures (on ne décrit des espèces que sur des individus adultes), et l’espoir d’espèces nouvelles est, pour lui, plus élevé que pour ses précédentes opérations en Guyane.
Julien émet l’hypothèse d’une première liste de cinq cents espèces animales disponible à mi-avril sur le site de l’INPN (Inventaire National du Patrimoine Naturel). Cette liste dévoilera certains des habitants de la région ; non pas les espèces nouvelles, mais celles déjà connues ailleurs en Guyane ou dans les pays limitrophes. Elle aura une valeur « patrimoniale », apportant une pierre à l’édifice de la connaissance de ce qui vit dans les territoires d’Outre-mer. Les lézards, serpents et batraciens y figureront. Mais aussi quelques groupes d’insectes les mieux étudiés : les orthoptères, les saturnides, sphyngides et noctuelles pour les papillons de nuit, les érotylides, scarabéides et longicornes pour les coléoptères. Livrer cette liste dans un temps aussi bref serait une première victoire sur les impatients de tout poil. Julien pourrait bien gagner son pari, avec son armée de « profilers » de la SEAG (Société d’Entomologie Antilles - Guyane) rôdés à la faune guyanaise et bouillants de recevoir les spécimens de la mission.
Julien Touroult, directeur adjoint du Service du Patrimoine Naturel au Muséum, coordinateur scientifique de l’opération pour l’entomologie. ©Olivier Pascal/MNHN/PNI |
La liste sera cependant amputée de nombreux noms, ceux des bêtes anonymes appartenant aux groupes « difficiles », un adjectif qui tire un voile pudique sur le chaos taxonomique existant dans certains taxons autant que sur l’absence de spécialistes pour certaines familles, d’insectes notamment. Difficile de dire quand ces bêtes piégées dans le redoutable dispositif mis en place par les entomologistes sortiront de leur fiole en plastique pour être examinées sous toutes les coutures par un expert disponible. Marc Pollet, sympathique et excentrique belge, connaît tous les grands spécialistes des diptères. Il estime que seule une quinzaine de personnes dans le monde sont capables de distinguer qui est qui dans cet ordre d’insectes pour lequel 7 500 espèces sont déjà décrites et qui compterait dix fois ce nombre pour ce qui en reste à décrire et nommer. Pour mémoire, il existe des centaines de spécialistes pour les 5 000 et quelques mammifères vivants sur Terre ; un groupe qui croît à la vitesse d’une ou deux espèces nouvelles par an.
Olivier Pascal
dimanche 15 mars 2015
Séchoir
La deuxième percée vers la surface à travers le rideau vert est désormais creusée. Un chemin vers un inselberg est ouvert depuis deux jours et déjà plus de la moitié de nos naturalistes s’y sont rendus pour prendre un bol d’air sec, loin du jus vert des bas-fonds, de la grande éponge tropicale. Ce piton granitique, affublé du nom exotique de T-1 par on ne sait quel géographe-poète, a été rebaptisé « sommet en cloche » par Jean-Jacques de Granville en 1976, le premier botaniste à avoir herborisé cette tête rocheuse partiellement chauve. Au village des Mitaraka, ce caillou de 555 m est plus simplement désigné par le nom de « La cloche ».
L’hydrophobie croissante a poussé Mathias et Laetitia à tracer cette échappatoire vers l’île que nous avons en vue depuis l’aire d’atterrissage-lavage-bavardage du camp. Depuis, c’est l’endroit à la mode ; et on en croise du monde sur cette sente. Une affluence qui, plus qu’ailleurs sur nos autres layons (cf. billet 4), énerve les atèles du coins, singes déjà facilement irritables à la seule vue d’un naturaliste isolé et à la face éternellement rouge de colère. Les branches pleuvent et les échanges d’insultes fusent dans les deux sens (ça soulage les deux partis en présence, même si l’on ne se comprend pas). « Descends de ton arbre si tu veux devenir un homme ! » et paf, une branche sur la caboche.
Singe araignée ou Atèle ou Kwata ©Rémy Pignoux/MNHN/PNI |
Entre orchidées en fleurs et champs de broméliacées, vasques aux eaux claires creusant la dalle rocheuse, nos naturalistes s’ébrouent et contemplent enfin, ébahis, les différents pitons granitiques qui ponctuent le paysage alentours. Maurice a retrouvé le sourire et Fred quantité de grillons connus dans les savanes de la côte ; les autres « font » des bêtes nouvelles, celles qui vivent uniquement dans ces jardins perchés et qui ne supportent pas l’humidité du sous-bois. Des bestioles aux mœurs humaines en quelque sorte. Une tortue (Chelonoidis carbonaria) d’une dizaine de kilos vient allonger la liste des herpétologues. Julien y a enfin trouvé une « bonne » bête, un longicorne que ce spécialiste ne connaît pas (et il en connaît un rayon). Mohamed, spécialiste de lépidoptères en plus de sa qualité de médecin, est ravi et y passera le reste des journées où il n’est pas de garde (nos deux médecins pratiquant une veille au camp chacun leur tour).
Maurice Leponce, spécialiste des fourmis et Xavier Desmier, le photographe de l’expédition sur le « sommet en cloche » ©Olivier Pascal/MNHN/PNI |
Ceux qui n’ont rien à y faire, à part admirer le paysage, mettent les bouchées doubles pour terminer leur programme d’écologie, synonyme de relevés harassants et d’objectifs chiffrés à tenir, et prendre une journée de congé pour s’y rendre. La « cloche » sonnera bientôt la fin du cours de gym pour Boucles d’or et ses oursons.
Une forêt de transition, plus basse et au cortège d’arbres différent, s’interpose à mi-pente entre la forêt où nous nageons et la végétation basse et rase du sommet. Dans cette portion buissonnante, les captures de Sylvain repartent à la hausse, alors que le nombre d’espèces de sauterelles commençait à plafonner lors de ses chasses nocturnes.
Nicolas y cherche (toujours) son Bothrops teniatus (cf. billet "ON Y EST"). Il a fait quatre aller-retour de nuit pour le dénicher, et cassé ses lunettes au dernier. Myope et démunit de l’appareil de détection sophistiqué de ses animaux préférés, il ne « voit » pas dans l’infrarouge et a eu du mal à rejoindre le camp et sa chaleur humaine. Là, il explique à qui veut l’entendre que le Bothrops lachesis est le seul serpent au monde qui ne chasse qu’à l’aide de ses fossettes thermosensibles. Deux trous entre les yeux capables de détecter la chaleur et mesurer la température au millième de degré près à quelques centimètres. Ces deux orifices, lorsqu’ils sont alignés en stéréo sur une cible à la bonne température (celle d’un rongeur) provoquent automatiquement une attaque foudroyante et permettent même de viser les organes les plus chauds (les mieux irrigués) : le cerveau et le cœur. Radical. Ce serpent, à la différence de ses congénères, n’utilise apparemment pas ou peu les autres dispositifs à sa disposition pour « accrocher » sa cible ; la vue, bien sûr, mais surtout l’odorat qui permet à d’autres serpents de confirmer que la proie convoitée est bien un mulot et pas un bipède d’1m 90 comme Nicolas (ces deux mammifères ayant peu ou prou la même température corporelle). Cela dit, ce n’est pas l’odeur qui nous sauvera des autres Bothrops qui se servent correctement de tout l’arsenal à leur disposition : la plupart d’entre nous sent franchement le rat mouillé. La direction recommande à ceux-là d’utiliser plus fréquemment les brosses et bassines mises à disposition ou d’aller plus souvent faire sécher leurs frusques sur le sommet en cloche.
Une forêt de transition, plus basse et au cortège d’arbres différent, s’interpose à mi-pente entre la forêt où nous nageons et la végétation basse et rase du sommet. Dans cette portion buissonnante, les captures de Sylvain repartent à la hausse, alors que le nombre d’espèces de sauterelles commençait à plafonner lors de ses chasses nocturnes.
Nicolas y cherche (toujours) son Bothrops teniatus (cf. billet "ON Y EST"). Il a fait quatre aller-retour de nuit pour le dénicher, et cassé ses lunettes au dernier. Myope et démunit de l’appareil de détection sophistiqué de ses animaux préférés, il ne « voit » pas dans l’infrarouge et a eu du mal à rejoindre le camp et sa chaleur humaine. Là, il explique à qui veut l’entendre que le Bothrops lachesis est le seul serpent au monde qui ne chasse qu’à l’aide de ses fossettes thermosensibles. Deux trous entre les yeux capables de détecter la chaleur et mesurer la température au millième de degré près à quelques centimètres. Ces deux orifices, lorsqu’ils sont alignés en stéréo sur une cible à la bonne température (celle d’un rongeur) provoquent automatiquement une attaque foudroyante et permettent même de viser les organes les plus chauds (les mieux irrigués) : le cerveau et le cœur. Radical. Ce serpent, à la différence de ses congénères, n’utilise apparemment pas ou peu les autres dispositifs à sa disposition pour « accrocher » sa cible ; la vue, bien sûr, mais surtout l’odorat qui permet à d’autres serpents de confirmer que la proie convoitée est bien un mulot et pas un bipède d’1m 90 comme Nicolas (ces deux mammifères ayant peu ou prou la même température corporelle). Cela dit, ce n’est pas l’odeur qui nous sauvera des autres Bothrops qui se servent correctement de tout l’arsenal à leur disposition : la plupart d’entre nous sent franchement le rat mouillé. La direction recommande à ceux-là d’utiliser plus fréquemment les brosses et bassines mises à disposition ou d’aller plus souvent faire sécher leurs frusques sur le sommet en cloche.
Olivier Pascal
vendredi 13 mars 2015
Petit précis d’organisation – Partie 2, les transports
DZ ou ZPH. Deux acronymes (deux ou trois lettres selon le langage utilisé) qui veulent dire beaucoup pour nous et qui signifient in extenso la même chose : Drop Zone ou Zone de Poser Hélicoptère. Ce dernier terme, utilisé par les Forces Armées de Guyane (et ailleurs en France, j’imagine) est ici adopté, sans enthousiasme excessif. Après tout, c’est grâce à eux si la trouée qui nous relie au monde
extérieur existe. Petit retour en arrière. Le 14 janvier, sept militaires du 9e Régiment d’Infanterie de Marine, accompagnés par Serge (futur patron de l’auberge encore à construire à cette date) et Olivier Morillas, un agent de la Délégation de Maripasoula du Parc Amazonien de Guyane, sont déposés par hélicoptère sur une savane-roche (futur lieu de villégiature, cf. billet "Volet terrestre ou volet marin?"), seul endroit libre de végétation à quelques heures de coups de machette du lieu choisi (sur carte) pour l’implantation du camp.
extérieur existe. Petit retour en arrière. Le 14 janvier, sept militaires du 9e Régiment d’Infanterie de Marine, accompagnés par Serge (futur patron de l’auberge encore à construire à cette date) et Olivier Morillas, un agent de la Délégation de Maripasoula du Parc Amazonien de Guyane, sont déposés par hélicoptère sur une savane-roche (futur lieu de villégiature, cf. billet "Volet terrestre ou volet marin?"), seul endroit libre de végétation à quelques heures de coups de machette du lieu choisi (sur carte) pour l’implantation du camp.
Quelques jours de fouilles dans le secteur (trouver la combinaison : endroit plat + eau accessible + zone d’approche pour l’hélicoptère n’a pas été simple) et quelques moments d’angoisse plus tard (les tronçonneuses sont toutes tombées en panne les unes après les autres), une trouée d’un millier de mètres carrés permet au jour dit (et prévu de longue date) la première rotation d’hélicoptère. Récupération de nos hardis soldats et dépose de l’équipe chargée d’ouvrir et de baliser 25 kilomètres de chemins (layons) pour faciliter le travail des naturalistes et accessoirement, éviter qu’ils se perdent.
Ce vol inaugural de la liaison « Maripasoula – camp de base » sera suivi de nombreux autres. Vingt-six au total, si tout va bien, et si les longues heures passées à discuter et calculer les « charges offertes » nécessaires à mettre en regard du poids estimé à trimballer n’ont pas été vaines. Ces palabres tenaient compte d’une longue série de paramètres. Il fallait tenir compte du type d’appareil utilisé, des transports en cabine ou en filet, de la législation en vigueur (transport passager versus travail aérien), des combinaisons possibles ou impossibles entre matières « dangereuses », de la météo, de l’humeur du pilote et du niveau estimé de « triche » pratiqué par les uns et les autres (cf. billet "Petit précis d’organisation – partie 1, les bagages"). Si quelqu’un souhaite ouvrir une ligne régulière sur ce tronçon, nous avons les données, l’étude est faite, reste à trouver le marché. Si l’on compte les « mises en place », l’acheminement des hélicoptères depuis Cayenne vers Maripasoula dans le jargon des pilotes, c’est soixante-dix heures cumulées d’hélicoptère que nous aurons consommées.
C’est la première fois que nous n’utilisons que la voie des airs pour atteindre un lieu d’expédition dans le programme « Planète Revisitée ». Les opérations précédentes mêlaient la voie terrestre (longs trajets en voitures aux Mozambique, longs parcours à pied en Papouasie) ou le bateau (longs moments penchés par dessus le bastingage au Vanuatu). Nous nous sommes évidemment creusés la tête pour trouver des alternatives. La pirogue permet de remonter le Maroni loin dans le Sud. Deux petits affluents pouvant mener aux Tumuc-Humac existent. Leurs embouchures sur le haut Maroni, juste à l’endroit où le fleuve bifurque vers l’Ouest en territoire surinamais, sont des voies possibles, au moins sur carte, en suivant du doigt les traits bleus qui irriguent l’intérieur du massif des Mitaraka. Ces rivières (ou criques), la Koulé Koulé et l’Alama, au bord desquelles nous nous trouvons, sont difficilement navigables pour des pirogues de fort tonnage, voire infranchissables sur de grandes portions de leurs cours. Elles sont « bouchées », encombrées de troncs couchés. Il aurait fallu les ouvrir à la tronçonneuse, et sans une mission de reconnaissance aussi longue que hasardeuse dans ses résultats, il n’était pas question de parier un kopek sur la faisabilité d’une opération fluviale, même d’appoint, pour transporter ne serait-ce qu’une partie des équipements. En discutant avec Denis Langaney de la Délégation du PAG à Maripasoula, penchés sur les cartes et dotés des maigres informations rassemblées par Olivier Morillas auprès des vieux amérindiens de Taluen sur la navigabilité de ces criques, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Seul « l’aérien » pouvait offrir quelques garanties de succès à une opération aussi lourde.
C’est aussi la première fois que l’on fait une mission « sur catalogue », sans un repérage préalable (hormis un survol en juin 2014), avec l’impression d’acheter un « tour » dans une agence de voyage rue Sainte-Anne (Paris 6e). C’est le terrain qui veut ça, et une répétition ante, soit par les airs soit en marchant pendant des semaines, n’était simplement pas possible ou aurait absorbé une grande partie du budget disponible.
Les moyens aériens mobilisés pourraient remplir les hangars d’un petit salon aéronautique (Ecureuil AS350 et Dauphin SA365, un transporteur CASA 235 de l’armée et le BN2 B-20 De la TAG pour le fret, les bimoteurs tchèques LET d’Air Guyane, sans parler des Airbus d’Air France qui permettent, en plus de transporter nos participants, de voir les films que l’on n’a pas vus – ou pas voulu voir - au cinéma). Évidemment, à chaque grande catégorie de moyen de transport ses avantages et ses défauts. Ici, la vitesse est une alliée mais la cadence imposée est l’ennemie. La rigueur des dates et des horaires à respecter imprime une rigidité préjudiciable à une logistique qui a toujours besoin de « mou », le manque de souplesse ayant comme potentielle conséquence une cascade d’ennuis. Lorsqu’il faut sauter d’un avion à l’autre et prendre un hélicoptère dans la foulée, un sac perdu entre Paris et Cayenne provoquera irrémédiablement le dénuement du propriétaire et un séjour peu confortable avec une chemise, un pantalon et une paire de baskets au pied pour passer quinze jours en forêt. Bien sûr, le liquide anti-moustique est resté dans la trousse de toilette, laquelle est dans le sac. La lampe frontale et le hamac aussi. Il faudra que le dénué soit terriblement sympathique et charmeur pour ne pas passer le pire séjour de sa vie. Une rotation d’hélicoptère à décaler pour cause de mauvais temps, sachant que ces coûteux engins ne font guère de la figuration sur le tarmac, et c’est tout le programme qui se trouve cul par dessus tête, des surcoûts auxquels il est impossible de faire face, une éventuelle annulation de l’opération, un responsable de mission submergé par la honte de l’échec, et hara-kiri comme seule sortie honorable.
Ces magnifiques appareils à la technologie sophistiquée portent donc en eux la raison du succès (encore à venir) et le germe de possibles soucis, petits ou grands. Néanmoins, tous ces engins volants – certains utilisés successivement pour des bonds de géants suivis de sauts de puce, ou associés en parallèle pour la logistique – n’auraient in fine aucune utilité si il n’y avait pas cette minuscule ouverture, cette boutonnière dans le grand tissu vert de la forêt tropicale qui permet en bout de chaîne, de concentrer en un lieu précis et pour quelques semaines 5,5 tonnes de matériel et 7 tonnes de chair humaine. Ultime point de chute qu’il a bien fallu aller ouvrir à pied et à la main.
C’est la première fois que nous n’utilisons que la voie des airs pour atteindre un lieu d’expédition dans le programme « Planète Revisitée ». Les opérations précédentes mêlaient la voie terrestre (longs trajets en voitures aux Mozambique, longs parcours à pied en Papouasie) ou le bateau (longs moments penchés par dessus le bastingage au Vanuatu). Nous nous sommes évidemment creusés la tête pour trouver des alternatives. La pirogue permet de remonter le Maroni loin dans le Sud. Deux petits affluents pouvant mener aux Tumuc-Humac existent. Leurs embouchures sur le haut Maroni, juste à l’endroit où le fleuve bifurque vers l’Ouest en territoire surinamais, sont des voies possibles, au moins sur carte, en suivant du doigt les traits bleus qui irriguent l’intérieur du massif des Mitaraka. Ces rivières (ou criques), la Koulé Koulé et l’Alama, au bord desquelles nous nous trouvons, sont difficilement navigables pour des pirogues de fort tonnage, voire infranchissables sur de grandes portions de leurs cours. Elles sont « bouchées », encombrées de troncs couchés. Il aurait fallu les ouvrir à la tronçonneuse, et sans une mission de reconnaissance aussi longue que hasardeuse dans ses résultats, il n’était pas question de parier un kopek sur la faisabilité d’une opération fluviale, même d’appoint, pour transporter ne serait-ce qu’une partie des équipements. En discutant avec Denis Langaney de la Délégation du PAG à Maripasoula, penchés sur les cartes et dotés des maigres informations rassemblées par Olivier Morillas auprès des vieux amérindiens de Taluen sur la navigabilité de ces criques, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Seul « l’aérien » pouvait offrir quelques garanties de succès à une opération aussi lourde.
C’est aussi la première fois que l’on fait une mission « sur catalogue », sans un repérage préalable (hormis un survol en juin 2014), avec l’impression d’acheter un « tour » dans une agence de voyage rue Sainte-Anne (Paris 6e). C’est le terrain qui veut ça, et une répétition ante, soit par les airs soit en marchant pendant des semaines, n’était simplement pas possible ou aurait absorbé une grande partie du budget disponible.
Les moyens aériens mobilisés pourraient remplir les hangars d’un petit salon aéronautique (Ecureuil AS350 et Dauphin SA365, un transporteur CASA 235 de l’armée et le BN2 B-20 De la TAG pour le fret, les bimoteurs tchèques LET d’Air Guyane, sans parler des Airbus d’Air France qui permettent, en plus de transporter nos participants, de voir les films que l’on n’a pas vus – ou pas voulu voir - au cinéma). Évidemment, à chaque grande catégorie de moyen de transport ses avantages et ses défauts. Ici, la vitesse est une alliée mais la cadence imposée est l’ennemie. La rigueur des dates et des horaires à respecter imprime une rigidité préjudiciable à une logistique qui a toujours besoin de « mou », le manque de souplesse ayant comme potentielle conséquence une cascade d’ennuis. Lorsqu’il faut sauter d’un avion à l’autre et prendre un hélicoptère dans la foulée, un sac perdu entre Paris et Cayenne provoquera irrémédiablement le dénuement du propriétaire et un séjour peu confortable avec une chemise, un pantalon et une paire de baskets au pied pour passer quinze jours en forêt. Bien sûr, le liquide anti-moustique est resté dans la trousse de toilette, laquelle est dans le sac. La lampe frontale et le hamac aussi. Il faudra que le dénué soit terriblement sympathique et charmeur pour ne pas passer le pire séjour de sa vie. Une rotation d’hélicoptère à décaler pour cause de mauvais temps, sachant que ces coûteux engins ne font guère de la figuration sur le tarmac, et c’est tout le programme qui se trouve cul par dessus tête, des surcoûts auxquels il est impossible de faire face, une éventuelle annulation de l’opération, un responsable de mission submergé par la honte de l’échec, et hara-kiri comme seule sortie honorable.
Ces magnifiques appareils à la technologie sophistiquée portent donc en eux la raison du succès (encore à venir) et le germe de possibles soucis, petits ou grands. Néanmoins, tous ces engins volants – certains utilisés successivement pour des bonds de géants suivis de sauts de puce, ou associés en parallèle pour la logistique – n’auraient in fine aucune utilité si il n’y avait pas cette minuscule ouverture, cette boutonnière dans le grand tissu vert de la forêt tropicale qui permet en bout de chaîne, de concentrer en un lieu précis et pour quelques semaines 5,5 tonnes de matériel et 7 tonnes de chair humaine. Ultime point de chute qu’il a bien fallu aller ouvrir à pied et à la main.
Olivier Pascal
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